İslam et les musulmans
Introduction
1- Mohammed. Histoire d’une vie hors du commun
2- Coran et sa lecture esoterique
3– Le sunnisme et Chiisme
4– L’islam mystique
Introduction
Le mot « islam » est la translittération de l’arabe islām, signifiant: «résignation », « reddition », « soumission », « allégeance », sous-entendant « à Dieu ». Il s’agit d’un nom d’action qui désigne l’acte de se soumettre d’une manière volontaire, de faire allégeance.
Le nom musulman (muslim) signifie « celui qui se soumet ».
L’islam est une religion abrahamique articulée autour du Coran, que le dogme islamique considère comme le recueil de la parole de Dieu (arabe : الله, Allah) révélée à Mahomet, considéré par les adhérents de l’islam comme le dernier prophète de Dieu, au 7e siècle en Arabie. Un adepte de l’islam est appelé un musulman. L’islam a pour fondement et enseignement principal le tawhid (monothéisme, unicité), c’est-à-dire qu’elle revendique le monothéisme le plus épuré où le culte est voué exclusivement à Dieu.
La religion musulmane se veut une révélation en langue arabe de la religion originelle d’Adam, de Noé, et de tous les prophètes parmi lesquels elle place aussi Jésus. Ainsi, elle se présente comme un retour à la religion d’Abraham (appelé, en arabe, Ibrahim par les musulmans) du point de vue de la croyance, le Coran le définissant comme étant la voie d’Ibrahim (millata Ibrahim) c’est-à-dire une soumission exclusive à Allah.
Le Coran reconnaît l’origine divine de l’ensemble des livres sacrés du judaïsme et du christianisme, tout en considérant qu’ils sont, dans leurs écritures actuelles, le résultat d’une falsification partielle: le Suhuf-i-Ibrahim (les Feuillets d’Abraham), la Tawrat (le Pentateuque ou la Torah), le Zabur de David et Salomon (identifié au Livre des Psaumes) et l’Injil (l’Évangile).
Outre le Coran, la majorité des musulmans se réfère à des transmissions de paroles, actes et approbations de Mahomet, récits appelés hadîths. Cependant, les différentes branches de l’islam ne s’accordent pas sur les compilations de hadiths à retenir comme authentiques. Le Coran et les hadiths dits « recevables » sont deux des quatre sources de la loi islamique, la charia, les deux autres étant l’unanimité (ijma’) et l’analogie (qiyas).
Les piliers de l’islam sont les devoirs incontournables que tous les musulmans doivent appliquer. Les plus notables et respectés sont au nombre de cinq. Ces cinq piliers sont explicitement cités dans le Coran séparément, bien que le nombre de cinq n’est pas directement rapporté dans le Coran mais plutôt dans un hadith prophétique : « L’islam est bâti sur cinq piliers » :
– La foi en un Dieu unique (tawhid), Allah, et la reconnaissance de Mahomet comme étant son prophète ;
– l’accomplissement de la prière quotidienne et ce cinq fois par jour, la salât
– la charité envers les nécessiteux, la zakât ;
– le respect du jeûne lors du mois de ramadan ;
– le hajj, le pèlerinage à La Mecque au moins une fois dans sa vie, si on en a les moyens matériels et physiques.
La chahada (« déclaration de foi »), qui représente une partie credo islamique, consiste en une phrase très brève : « Je témoigne qu’il n’y a de vraie divinité qu’Allah et que Mahomet est Son messager. »
Dans la jurisprudence religieuse, l’adhérent à l’islam est nommé mouslim (musulman) et l’adhérent à la foi (Iman) est nommé mou’min (croyant), sans pour autant faire de dissociation entre les deux car ces deux termes sont jugés indissociables et complémentaires du point de vue religieux.
1- Mohammed. Histoire d’une vie hors du commun
. Le prophète
• Le guerrier
• L’homme d’État
Janvier 2006. Des milliers de musulmans descendent dans les rues pour manifester contre le journal danois Jyllands-Posten, coupable d’avoir publié une série de caricatures du prophète Mohammed. A Damas, Islamabad ou Copenhague, l’indignation des manifestants est sincère et leur colère, parfois excessive, pouvait s’expliquer aisément : dessiner leur prophète en le présentant comme un fanatique, un terroriste avec une bombe qui orne son turban, était perçu comme une provocation, une atteinte grave à leur foi. Le prophète Mohammed n’est pas un simple personnage historique. Il est le guide suprême d’une communauté spirituelle et le symbole sacré de la religion musulmane. Et si plus d’un milliard de personnes sont unies par une appartenance commune, un lien qui transcende les différences ethniques, linguistiques et culturelles, c’est grâce à cet homme. D’une petite bourgade au cœur de la péninsule arabique, il a répandu un message qui a changé la face du monde. Des califes et des princes ont régné sur d’immenses empires en se réclamant de son héritage et son nom est prononcé tous les jours dans les quatre coins de la planète.
Mais qui était donc Mohammed Ibn Abdallah? Comment un homme, qui se présentait comme “l’enfant d’une femme démunie de Quraych”, a-t-il pu fonder une formidable communauté religieuse et politique ? Et quelles étaient les qualités et les atouts qui l’ont mené à un destin aussi exceptionnel ?
Il était une fois l’Arabie
Selon un cliché très répandu, l’Arabie n’était qu’un vague désert intellectuel et spirituel avant que l’islam n’y soit révélé. Une terre isolée, déconnectée du monde extérieur et de ses convulsions. Le terme “Jahiliya”, qui désigne cette période, renforce l’idée d’ignorance et d’indigence spirituelle. Rien n’est pourtant plus faux que cette vision erronée de l’histoire. L’Arabie était certainement une terre aride, sans ressources naturelles, mais elle abritait d’importants centres d’échanges commerciaux, qui favorisaient la circulation des idées et des tendances culturelles et politiques des temps anciens. La Mecque, comme le rapporte d’ailleurs le Coran, était une ville de commerçants qui sillonnaient la terre avec des caravanes chargées de marchandises, pour approvisionner les marchés du Yémen, de Syrie et d’Irak. Ces déplacements permanents ont permis aux Arabes de fréquenter d’autres civilisations et de s’en imprégner. Les mots d’origine étrangère (persane, abyssine…) qu’on retrouve dans la langue arabe de l’époque, et même dans le Coran, attestent de ces échanges et de leur forte influence.
Sur un plan politique, les Arabes suivaient avec grand intérêt la rivalité entre les deux grandes puissances voisines de l’époque : l’empire byzantin à l’Ouest et le sassanide à l’Est. De petits royaumes arabes, en Syrie et en Irak, gravitaient comme des satellites autour des deux empires. Des armées composées de tribus arabes participaient également aux guerres qui opposaient les Byzantins chrétiens aux Sassanides perses. Une sourate du coran (Al-Roum) se fait même l’écho du conflit entre les deux géants et marque la sympathie des Musulmans pour les Byzantins.
Côté spirituel, les Arabes étaient pour la plupart polythéistes et vénéraient de multiples divinités à la fois, comme c’est le cas de la tribu de Quraych qui vivait à la Mecque. Mais le monothéisme n’était pas totalement absent. Certaines tribus arabes se sont converties au judaïsme, d’autres ont adopté le christianisme, tandis qu’une minorité, les “Hanifs”, observait un monothéisme qui se réclame d’Abraham, le patriarche, ancêtre des juifs et des Arabes. Parmi les plus célèbres Hanifs, on retrouve un certain Abdelmoutalib, grand-père du prophète de l’islam. Selon les historiens arabes, Abdelmoutalib ne reconnaissait pas les divinités adorées par son peuple, croyait à la résurrection et à l’au-delà, et se réfugiait pendant le mois de ramadan dans les montagnes proches de la Mecque pour la contemplation et la prière. On attribue d’ailleurs à Abdelmoutalib le forage du puits de Zamzam, pour abreuver les pèlerins.
Ainsi était donc l’Arabie. Divisée par les rivalités tribales, observant avec admiration et envie la puissance de ses voisins, et gardant encore le souvenir d’un ancêtre commun, le patriarche Abraham. Une Arabie qui attendait alors un grand homme capable de l’unifier et de répondre à ses aspirations politiques et spirituelles : Mohammed.
Et la lumière apparut
C’est à la Mecque, petite ville vénérée par les Arabes pour le sanctuaire d’Al Kaâ0ba, que Mohammed Ibn Abdallah est né, vers 570. Son père meurt quelques mois avant sa naissance, et sa mère Amina succombe à une fièvre soudaine en rentrant de Yathrib, l’ancien nom de Médine. Mohammed est âgé d’à peine six ans. L’enfant est pris en charge par son grand-père Abdelmoutalib, chef des Bani Hachim, un clan prestigieux et respecté mais pauvre et désargenté. Une grande rivalité oppose ce clan aux riches Bani Chams, dont sera issue, quelques décennies plus tard, la dynastie Omeyyades. La rivalité entre ces deux clans est fondamentale pour comprendre l’hostilité et l’adversité que va subir Mohammed, pendant les premières années de l’islam. Abdelmoutalib couvre son petit-fils d’une grande affection et le préfère à ses autres enfants, en lui prédisant “un destin exceptionnel”. Les biographies traditionnelles du prophète Mohammed rapportent que c’est le mythique roi arabe, Sayf Ibn Dhi Yazan, qui a annoncé à Abdelmoutalib la gloire dont son petit-fils sera tôt ou tard auréolé.
Pendant sa jeunesse, Mohammed se démarque par son intelligence, son éloquence, mais surtout par sa grande rigueur morale. Les Quraychites le surnomment alors “Al Amin”, littéralement le secrétaire, celui qui inspire et mérite la confiance. La vertu et la morale sont placées par la suite au cœur de la religion dont il sera le fondateur. D’ailleurs, dans un célèbre Hadith, le prophète précise qu’il n’a été envoyé par Dieu que “pour parfaire et compléter les valeurs morales”. C’est pour ces qualités que Khadija Bint Khuwaylid, une riche commerçante divorcée, la quarantaine, choisit le jeune Mohammed, 25 ans, pour convoyer ses caravanes et s’occuper de ses biens. L’entente entre la fortunée négociante et son employé est si cordiale qu’elle se solde par un mariage. Khadija sera la confidente, le soutien et le témoin des premières heures de la révélation. Quelques années plus tard, Mohammed pleurera sa mort et son souvenir reste indélébile dans son cœur, au point d’irriter ses autres femmes et susciter leur jalousie.
Entouré d’une femme affectueuse et dévouée, d’une grande famille qui le respecte et le protège, et d’une tribu qui le tient en estime, Mohammed a tout pour mener une vie paisible, loin de toute turbulence. Mais quelque chose le trouble, le tourmente, le plonge dans le doute (sur le sens de sa vie et celle de son peuple). Son esprit est assailli de mille et une questions et son âme ne connaît pas la quiétude. La solitude lui devient ainsi chère. Le jeune homme s’isole pour passer de longues nuits, seul, à méditer dans la caverne de Hira. Une pratique observée d’ailleurs par son grand-père Abdelmoutalib, comme le rapportent plusieurs sources historiques. C’est, en toute logique, dans la caverne de Hira que Mohammed reçoit, dans un célèbre récit, la révélation de l’ange Gabriel et l’annonce du message qu’il doit transmettre au monde. Il a alors 40 ans.
Petite communauté, grandes ambitions
Pensant, dans un premier temps, être victime de visions inspirées par un démon, le messager ne s’en ouvre qu’à sa femme, Khadija, qui le réconforte et le soutient. Son désarroi s’accroît quand il cesse de recevoir la révélation pendant un certain temps. Il envisage même de se jeter du haut d’une montagne pour mettre fin à son inquiétude. Un verset vient, alors, le rassurer et lui confirmer que Dieu ne l’a pas abandonné. Mohammed commence donc à exposer son message à ses proches et aux membres de sa famille. Son ami Abou Bakr, son jeune cousin Ali et son serviteur Zayd sont les premiers à se convertir. Une nouvelle religion est née.
Le prophète élargit progressivement le cercle de sa prédication à d’autres franges de la population mecquoise. En dehors de ses proches, il attire les pauvres, les déshérités, les esclaves et quelques commerçants. Mais la nouvelle religion ne séduit pas encore l’aristocratie de La Mecque et ses notables.
Le caractère égalitariste du message porté par le prophète explique la conversion des pauvres et des esclaves à l’islam. Mohammed propose un nouveau modèle d’organisation sociale, révolutionnaire pour l’époque. Ce ne sont plus la noblesse des origines, la richesse et la puissance du clan qui confèrent à l’individu sa valeur et son rang social, mais plutôt l’intensité de sa foi et sa soumission à Dieu.
Anecdote : quand, des années plus tard, l’empereur byzantin Héraclès apprend que les compagnons de Mohammed sont des pauvres et des esclaves, il fait remarquer à ses interlocuteurs, en haussant les épaules, que tous les prophètes ont œuvré de la même manière : Moïse quittant l’Égypte avec son peuple juif humilié et Jésus entouré de déshérités. Cela nous renvoie à cette célèbre citation de Karl Marx, quelques siècles plus tard : “La religion, soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur”.
Nul n’est prophète en son pays
D’abord indifférents, voire amusés, les Quraychites deviennent hostiles quand ils sentent le vent tourner. La petite communauté des musulmans s’est agrandie et la religion prônée par Mohammed Ibn Abdallah menace l’ordre économique et la hiérarchie sociale de la tribu. Exemple : les esclaves sont nombreux à rejoindre très vite l’islam, dans l’espoir de recouvrer leur liberté. Ce qui fera dire à leurs maîtres, les notables de La Mecque, que Mohammed corrompt considérablement les esprits et appelle au soulèvement, voire à l’anarchie.
Très forte, la rivalité entre les clans qui composent alors la tribu mecquoise explique également l’hostilité grandissante des Quraychites à l’égard du prophète. Le pouvoir était toujours fragmenté et éclaté entre les différents clans, qui se neutralisaient par de complexes jeux d’alliance. Il n’existait pas de chef unique et absolu dans la tribu de Quraych, mais des hommes puissants et influents qui se répartissaient le pouvoir et les tâches selon les besoins du moment. Se soumettre à Mohammed en tant que guide et lui prêter allégeance était, selon eux, une abdication et une manifestation d’infériorité. Abou Al Hakam Ibn Hicham, plus connu par le surnom d’Abou Jahl, explique ainsi son refus de rejoindre l’islam par la concurrence ancestrale entre son clan et celui du prophète, les Banou Hachim : “Avec les Banou Hachim, nous avons toujours été comme deux chevaux de course. Et comme nous sommes arrivés à égalité, ils nous disent maintenant : nous avons parmi nous un prophète. Pourquoi eux et pourquoi pas nous ?”.
La mort d’Abou Talib, oncle et protecteur du prophète, a enhardi ses adversaires, les incitant à harceler la faible communauté musulmane. Des fidèles, et notamment les esclaves parmi eux, sont torturés à mort pour abjurer leur nouvelle foi. Ils figurent ainsi parmi les premiers martyrs de l’islam. Mohammed lui-même ne sera pas épargné par la persécution : des Quraychites lui crachent au visage, d’autres lui jettent du sable sur la tête au moment de la prière. Un groupe de musulmans mené par Jaâfar, cousin du prophète, se réfugie alors auprès du Négus, roi chrétien de l’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie). L’idée de quitter La Mecque germe dans tous les esprits, y compris celui du prophète. L’exil, ou la Hijra, devient une nécessité. Mais pas n’importe où, ni n’importe comment.
Le pourquoi de l’exil
A 350 kilomètres de La Mecque se trouve Yathrib, une oasis où vivent des tribus arabes et juives. Le prophète n’est pas étranger à cette terre : sa grand-mère est originaire de l’une de ses tribus et son père y est enterré. Lors de la saison du pèlerinage à La Mecque, Mohammed rencontre un groupe de la tribu Khazraj, l’une des deux principales tribus de Yathrib. Il leur expose son message, lit des versets du Coran et les invite à se convertir. Le petit groupe de pèlerins est séduit par le message, qui leur rappelle la religion de leurs voisins juifs. De retour chez eux, ils font écho de la rencontre avec le prophète venu de La Mecque. Le contact entre le messager et les pèlerins de Yathrib va durer deux ans et se termine par une “islamisation” massive des habitants de la petite bourgade. La première communauté musulmane de La Mecque commence à prendre le chemin de l’exil vers la future Médine.
Après avoir épuisé toutes les options de dialogue pour convaincre son peuple de rallier son message, Mohammed décide de quitter à son tour sa Mecque natale pour rejoindre Yathrib. Nous sommes en l’an 622. Comme le note l’historien marocain Abdellah Laroui dans son dernier livre Tradition et modernité (Centre culturel arabe, 2009) : “L’exil ne peut signifier qu’une seule chose : la prédication ne suffit pas, le verbe n’ouvre pas le cœur de l’Homme, plus dur que la pierre. L’Homme est sourd, aveugle, obstiné, il fait un usage pervers de son libre arbitre”.
La nature des versets coraniques révélés à La Mecque témoigne des efforts consentis par le prophète pour convaincre Quraych. Le “Coran de La Mecque” est marqué par un appel constant à la contemplation, à l’introspection, à méditer sur les origines de l’homme et de sa création. Il fustige notamment la cupidité et l’arrogance de l’être humain qui le mènent à sa perte. On y retrouve peu de traces de dispositions juridiques ou politiques, contrairement aux versets révélés à Médine.
Quand Mohammed décide définitivement de prendre le chemin de l’exil, il est accompagné de son fidèle ami et disciple Abou Bakr. Une nouvelle histoire est inaugurée avec ce voyage, qui sera adopté par les musulmans, sous le calife Omar, comme début du calendrier musulman. Un choix qui reflète l’importance de l’exil de Mohammed dans l’histoire musulmane. Le temps de la patience et de l’endurance est révolu, pour laisser place à la construction effective d’un nouvel Etat musulman, rigoureusement organisé, sous la conduite du prophète.
Médine, une histoire politique
Dès son arrivé à Yathrib, ou Médine, le messager s’attelle rapidement à la fondation d’un nouvel ordre politique et social. Sa première décision est de construire une mosquée, destinée à devenir le centre névralgique de la future capitale de l’État musulman. La mosquée est alors une simple cour rectangulaire entourée d’un mur en pierres séchées. C’est ici que le prophète dirige la prière, reçoit les délégations, consulte ses compagnons pour les affaires de l’embryonnaire Etat musulman. Le modèle de Médine va exercer une grande influence sur l’architecture urbaine musulmane, toutes époques confondues, où la mosquée est le centre de la ville, regroupant autour d’elle toutes les activités économiques et politiques.
Le prophète fait preuve d’une fine intuition politique en fondant son Etat sur un nouveau lien : la fraternité spirituelle. Mohammed est conscient que le danger des clivages tribaux et claniques est fortement enraciné dans l’esprit de ses fidèles. Il l’a constaté amèrement à La Mecque et ne veut pas le revivre à Médine. D’autant plus que la communauté musulmane est un mélange composite de tribus médinoise, d’émigrés mecquois, et d’anciens esclaves d’origines multiples. Les différences et les susceptibilités sont telles, qu’un simple poème à la gloire d’une tribu, ou un mot de travers égratignant la dignité d’un clan, pouvait suffire pour ébranler tout l’édifice savamment construit.
Pour consolider les liens au sein de la fragile communauté musulmane, le prophète demande donc à ses fidèles de Médine, appelés Al Ansar, d’adopter (et de les considérer comme “frères”) les émigrés venant de la Mecque, baptisés Al Mouhajiroun. Chaque Médinois doit choisir un frère mecquois, à qui il porte aide et assistance. Des mariages vont se concrétiser entre les deux groupes, ainsi que des associations commerciales. Une sorte de “Constitution”, appelée Al Sahifa, est proposée par le prophète pour entériner le pacte de paix sociale entre les Médinois et les Mecquois.
Le prophète peut ainsi concentrer ses efforts sur de nouveaux objectifs, plus grands. “Mohamed a réussi assez rapidement à faire de Médine un bastion social, militaire et religieux bien solide. Il pouvait dès lors se concentrer sur son objectif véritable : instaurer dans la péninsule arabe un régime politique qui reposerait sur les principes de l’islam”, remarque le grand intellectuel iranien Ali Shariati, dans sa biographie du prophète (Mohammed de l’Hégire à la mort, Ed. Al Bouraq, 2007). Un islam offensif et dominant se profile à l’horizon.
Homme d’État, chef militaire
En comparant les histoires des différentes religions, Machiavel note que “les prophètes armés réussissent toujours, tandis que les prophètes désarmés échouent”. Le destin de Mohammed Ibn Abdallah confirme le constat du penseur florentin. Après plus de treize ans de prédication, de dialogue et de patience avec les Quraychites, le prophète recourt, obligé, aux armes pour propager son message et asseoir les fondements de l’État musulman.
En fait, l’objectif de construire un État, regroupant les Arabes sous la bannière de l’islam, a toujours été présent chez Mohammed, même aux pires des moments, quand cela semblait proprement impossible. A ce propos, les biographes du prophète rapportent l’anecdote suivante, qui s’est déroulée à La Mecque, peu avant l’Hégire : Abou Talib, oncle du prophète, a organisé une rencontre pour réconcilier les notables de Quraych avec son neveu Mohammed. Ce dernier interpelle ses interlocuteurs en leur disant : “Donnez-moi une parole seulement. Avec elle, vous dominerez les Arabes et les étrangers vous obéiront”. Quand les Quraychites lui demandent la nature de cette parole, il leur répond : “Dites seulement, il n’y a d’autres dieux qu’Allah, et abandonnez les divinités que vous adorez”. Les aristocrates quraychites refusent l’offre du prophète, qui ne désespère pas, pour autant, de voir un État musulman naître et s’étendre.
A la tête d’une petite armée d’une centaine de fantassins et quelques cavaliers, le prophète dirige ses premières attaques militaires contre les caravanes mecquoises. L’objectif est double : déséquilibrer l’économie de Quraych, qui repose sur le commerce avec les régions voisines, et renflouer la maigre trésorerie de Médine. La situation matérielle des musulmans qui ont émigré de La Mecque reste précaire, malgré la solidarité des Médinois.
Le temps est à la guerre. Inévitable. La jeune armée musulmane remporte une victoire éclatante à Badr, subit une défaite douloureuse à Ouhoud, recourt à la ruse et à la stratégie militaire inspirée des Perses dans la bataille de la tranchée (Al Khandaq). Dans la foulée, le prophète envoie des expéditions contre les tribus voisines qui refusent d’embrasser l’islam ou de se soumettre à son autorité. Petit à petit, la puissance militaire musulmane s’affirme. Au point que les armées de Mohammed, fortes de dizaines de milliers de combattants, sont prêtes pour la grande bataille, celle qui va définitivement faire basculer l’histoire : la conquête de la Mecque.
“Partez, vous êtes libres !”
Au mois de ramadan de l’an 8 de l’Hégire, le prophète convoque ses hommes. Dix mille combattants armés et disciplinés sont réunis à Médine, en attendant les ordres de leur chef. La destination de l’expédition est longtemps tenue secrète et seuls quelques compagnons du prophète sont mis dans la confidence. Après des jours de marche, l’armée musulmane se retrouve sur le chemin qui mène à La Mecque et le prophète annonce, publiquement, le but de la mission : s’emparer de la ville sainte, vénérée par tous les Arabes.
Les musulmans campent à quelques kilomètres de la ville et allument, la nuit venue, dix mille feux pour intimider leurs ennemis. La démonstration de force fait mouche et les Quraychites comprennent qu’une bataille contre une force aussi nombreuse et galvanisée est perdue d’avance. L’armée musulmane s’enfonce ainsi dans l’antique ville sans rencontrer la moindre résistance. Les rues sont vides et les habitants de La Mecque restent cloîtrés chez eux, comme l’a exigé le prophète, pour éviter toute effusion de sang. La victoire est nette et sans bavure.
Après avoir été banni, humilié, battu, affamé, Mohammed revient à sa terre natale, conquérant et victorieux. Il tourne autour de la Kaâba et détruit, l’une après l’autre, les quelque 63 divinités et idoles qui jalonnent le sanctuaire. Le geste est hautement symbolique : La Mecque redevient une terre monothéiste, et le messager fait revivre le souvenir et l’âme d’Abraham, l’ancêtre des Arabes et le fondateur de la Kaâba.
Le prophète demande par la suite aux Mecquois de sortir de leurs maisons et les réunit dans une grande place. Il regarde la foule terrifiée à l’idée de subir une terrible sentence. Mohammed, calme et serein, reconnaît des hommes et des femmes qui l’ont persécuté et opprimé lors des premières années de l’islam. Dans un geste magistral de clémence et de mansuétude, il leur annonce : “Partez, vous êtes libres !”. Pas de représailles, ni de vengeance. Dans son élan, le prophète pardonne même à un homme qui avait pourtant juré de le tuer, et qui avait poursuivi Zaynab, fille de Mohammed, alors qu’elle fuyait la Mecque, la blessant avec sa lance. Zaynab était enceinte, elle avait perdu du coup son enfant…
L’ultime voyage
Après son triomphe, Mohammed choisit de demeurer à La Mecque avant de retourner, quelques semaines plus tard, à Médine, sa capitale et sa ville d’adoption. Le prophète assoit définitivement son pouvoir spirituel et politique dans l’Arabie musulmane. Le noyau d’une communauté religieuse a donné naissance à un État musulman, qu’il a fondé et porté avec une poignée d’irréductibles fidèles. Mission accomplie.
En l’an 10 de l’Hégire, Mohammed entreprend son dernier voyage et ultime visite à La Mecque. “Le pèlerinage des adieux”, comme l’appellent les historiens musulmans. Le messager y livre un célèbre sermon, bijou de la rhétorique arabe, et véritable testament, où il prépare les musulmans à sa disparition. “Aujourd’hui, j’ai parachevé votre religion, accompli sur vous mon bienfait et j’ai agréé pour vous l’islam comme religion” est le verset coranique révélé lors de ce dernier pèlerinage. C’est la fin d’une épopée, mais aussi la naissance d’une nouvelle ère, où les musulmans, désormais constitués et rassemblés, sont appelés à se prendre eux-mêmes en charge.
Quelques mois après le pèlerinage, le prophète tombe malade. Ses jambes ne le portent plus, il a de la fièvre et demande à être transporté chez sa femme Aïcha. Le messager n’a pas de maison propre, il passe les nuits chez ses épouses, dont les demeures sont attenantes à la mosquée de Médine. Le prophète reste ainsi cloué au lit pendant plusieurs jours et ne peut plus diriger la prière. Une fonction qu’il confie à son fidèle Abou Bakr, ce qui sera interprété comme un signe de succession et de passage de témoin au premier calife de l’islam.
Le lundi 13 Rabii 1er de l’an 11, correspondant au 8 juin 632, Mohammed Ibn Abdallah meurt, à l’âge de 62 ans, la tête posée sur le genou de sa femme Aïcha. Comme l’écrit Maxime Rodinson, dans une célèbre biographie (Mahomet, Ed. Seuil, 1994). “Ce n’en était pas fini du prophète de l’islam… Sa vie est terminée, sa grandeur commence à peine”. Le devoir accompli, le message transmis, l’homme, unanimement décrit comme “humble, simple, d’une grande rigueur morale”, s’en est allé définitivement, léguant au monde musulman une religion, une organisation, un État.
Tabou. Le prophète était-il analphabète?
Selon une idée largement admise chez les musulmans, Mohammed était analphabète. Le mot “oummi”, qui désigne le prophète dans le Coran, est compris ainsi dans le sens d’un homme qui ne maîtrise pas l’écriture et la lecture. Les théologiens musulmans présentent cela comme un miracle et une preuve de l’origine divine du Coran. Selon cette logique, Mohammed était analphabète et ne pouvait guère accéder aux livres sacrés des autres religions, ou s’en inspirer pour la rédaction du Coran. Des ouléma expliquent également que le texte coranique, de par sa beauté linguistique et son style unique, ne pouvait en aucun cas être l’œuvre d’une personne qui ne sait ni lire ni écrire.
Dans son livre Introduction à l’étude du Coran (Dar Al Wahda, 2006), le penseur marocain Mohammed Abed Jabiri tente de démonter cette idée. Pour Jabiri, le mot “oummi”, qui désigne le prophète et son peuple dans le Coran, renvoie plutôt au statut des Arabes qui ne disposaient pas, jusqu’à l’avènement de l’islam, de livre sacré, contrairement aux juifs et aux chrétiens. L’intellectuel marocain cite des versets du Coran qui établissent toujours la comparaison entre les gens du livre et les Arabes, les “Oummiyine”, qui n’en disposent pas. Pour appuyer sa thèse, Jabiri énumère les noms d’illustres arabes et musulmans qui savaient lire et écrire, comme le grand-père et les oncles du prophète et les quatre premiers califes de l’islam, ainsi que de nombreux compagnons. Les Arabes, explique Jaibri, ne formaient pas donc un peuple analphabète dans le sens direct du terme. Le chercheur cite aussi quelques faits historiques qui laissent entendre une connaissance, même sommaire, de l’écriture et de la lecture chez le prophète. Il explique, entre autres, que la maîtrise de la lecture et de l’écriture ne sont pas des conditions nécessaires avant de prétendre à l’éloquence et à la beauté du verbe. Et rappelle que même les érudits arabes de l’époque improvisaient souvent leurs poèmes sans préparation aucune.
Biographie. Al Sira, au fil du temps
Après la mort du prophète, les musulmans se transmettaient oralement le récit de sa vie, ses faits d’armes, ses discours. Comme le Hadith nabawi (littéralement “les paroles du prophète”), les premières biographies écrites de Mohammed ne commencent à apparaître que plusieurs décennies après sa mort. Ces écrits portent le nom d’“Al Sira”.
Cela dit, les historiens musulmans rapportent que des livres qui relatent la vie du prophète ont été écrits à partir de la deuxième moitié du 1er siècle de l’Hégire, mais ces livres ont été perdus à jamais, ou alors il n’en subsisterait que quelques fragments.
Dans tous les cas, la première Sira connue est l’œuvre d’Ibn Ishaq, un historien de Médine, qui a rédigé cette biographie sous les califes abbassides, vers l’an 115 de l’Hégire, plus d’un siècle après la mort du prophète. Ibn Ishaq entame son récit en établissant une impressionnante généalogie de Mohammed qui remonte jusqu’à Adam, et rapporte quelques récits mythologiques annonçant l’avènement du prophète de l’islam. La vie de Mohammed est racontée intégralement dans le livre d’Ibn Ishaq, de la naissance à la mort. Un procédé de narration qui sera utilisé dans les biographies ultérieures du prophète.
Mais c’est à l’Irakien Ibn Hicham que l’on doit la Sira la plus connue et la plus répandue, rédigée à la fin du 2ème siècle de l’Hégire. Ibn Hicham se base dans sa biographie sur les travaux d’Ibn Ishaq auxquels il a apporté de légères modifications, les expurgeant de certaines incohérences, et les enrichissant d’éléments nouveaux sur la vie de Mohammed.
Discorde. Peut-on dessiner le prophète ?
En juillet 2009, la parution d’un petit livre crée la polémique en Algérie. Écrit par le cheikh Khaled Bentounès, maître de la confrérie Alawia, ce livre contient des dessins et des miniatures du prophète Mohammed. Le Haut conseil islamique, la plus haute autorité religieuse du pays, monte au créneau et demande la suppression des images du livre. Le cheikh Khaled Bentounès n’en démord pas et explique que les illustrations sont l’œuvre d’artistes musulmans, produites depuis des siècles, et ont toujours circulé dans les pays musulmans, y compris en Algérie.
Cet épisode pose la question de la figuration du prophète Mohammed et les raisons de son interdiction. La question est d’une brûlante actualité. “Le processus qui a conduit à l’impossibilité de dessiner le prophète est très obscur, car il n’y a jamais eu d’interdit direct” , nous résume l’intellectuel tunisien Abdelwahab Meddeb. Pour ce dernier, les ouléma musulmans ont eu recours aux chapitres relatifs au “Taswir” (la figuration) dans les livres du Hadith pour interdire de dessiner le prophète. “C’est un interdit au sein d’un autre interdit”, nous fait remarquer Meddeb. Pour le Marocain Abdelbari Zemzmi, que l’on a également consulté sur la question, l’interdiction est plutôt le produit d’un Ijtihad et d’une position qui serait unanimement défendue par les ouléma musulmans. “Le fondement de cette position est dans le respect que les musulmans doivent avoir pour leur prophète, c’est aussi le meilleur moyen de se prémunir contre tout dérapage”, estime Zemzmi.
L’absence d’interdiction formelle de dessiner le prophète explique l’existence de plusieurs tableaux et miniatures montrant le prophète, et qui sont l’œuvre d’artistes musulmans. “Les premiers portraits connus du prophète ont été réalisés par l’école de Bagdad au 13ème siècle. Mais l’œuvre la plus connue est l’iconographie qui illustre Jamii Al Tawarikh, le fameux livre du Perse Rachid Addine, écrit en 1307. Cette iconographie couvre toute la vie du prophète”, note Abdelwahab Meddeb.
2- Coran et sa lecture ésotérique
Le Coran (al qourān, « lecture ») est le livre le plus sacré des musulmans. C’est le premier livre connu à avoir été écrit en arabe. Les musulmans le considèrent comme la parole de Dieu, transmise à Mahomet. Ces versets étaient écrits sur des feuillets, pièces de cuir, os plats prélevés de carcasses d’animaux. En somme, tout support sur lequel les scribes pouvaient écrire les versets que Mahomet dictait.
C’est le calife Abou Bakr As-Siddiq, qui, peu après la mort du prophète de l’islam, met Zayd ibn Thâbit à la tête d’un comité ayant pour but de réunir tous les versets écrits de son vivant pour en faire un seul ouvrage. Afin d’éliminer tous risques d’erreurs, le comité n’accepta que les écrits qui avaient été rédigés en présence de Mahomet et exigea deux témoins fiables à l’appui, qui avaient réellement entendu Mahomet réciter les versets en question. C’est le troisième calife Outhman (calife entre l’an 23 et l’an 35 de l’Hégire) qui demanda qu’on en fasse plusieurs copies reliées.
Selon le récit religieux musulman, cette transmission de l’archange Gabriel à Mahomet aurait eu lieu de manière fragmentaire par voie auditive, par la voie du rêve prophétique ou par la voie de « l’inspiration divine » (wahy), durant une période de vingt-trois ans. Après des débats houleux, le calife al-Mamum à Bagdad, vers 820 proclame le Coran, manifestation de l’attribut de Allah appelé «Kalâm de Allah», par dogme, incréé, éternel et inimitable. Le débat se prolongera jusqu’au 9e siècle. Ahmad Ibn Hanbal, aux prises avec une véritable inquisition musulmane, ayant assigné le rôle des autres écrits – hadith, sunna — déclare finalement le Coran incréé de la première à la dernière page. Il ne peut donc pas avoir été écrit, précédé, ni prolongé. Son origine n’est pas humaine. La seule étude du texte se résume à l’apprendre par cœur et à en rechercher le sens transmis, et à le mettre en pratique. Il est au cœur de la pratique religieuse de chaque musulman. Pour celui-ci, le Coran est un livre saint qui n’a pas subi d’altération après sa révélation, car Dieu a promis que ce livre durerait jusqu’à la fin des temps : le texte ainsi que sa signification sont préservés sur Terre, c’est-à-dire qu’ils existent et sont détenus par la majorité selon un hadith de Mahomet, mais cela n’empêche en rien l’existence de mauvaises interprétations chez ceux qui ne sont pas « versés dans la science ».
Cependant cette non création du Coran n’est mentionnée explicitement ni dans le Coran ni dans les hadiths.
Le Coran est divisé en cent quatorze chapitres nommés sourates, de longueurs variables. Ces sourates sont elles-mêmes composées de versets nommés âyât (pluriel de l’arabe âyah, « preuve », « révélation »).
Que présent-il le Coran pour un alévi? En résumé, il défini le Coran comme un enseignement de Mohammed, de son savoir qui se forme ou se reflète dans sa volonté, puis interprétation de celui-ci par son intelligence intuitive et son expression.
Cet enseignement se divise en trois:
1- Les prières;
2- La connaissance transmis par le Prophète à ses amis;
3- La connaissance secrète transmis uniquement à Ali.
Pour un alévi Mohammed n’est pas un automate qui a transmis la parole de Dieu quand Gabriel l’a incité. Gabriel n’est que son intelligence intuitive et rien d’autre. Mohammed s’exprimait en langage poétique quand il était en transe ou écrivait simplement quand il était en état normale. Quand il pensait, il pensait comme un être humain et non comme un Dieu. Dieu laisse au homme la faculté de pensée. Ce n’est pas Dieu qui donne le savoir à l’homme, au contraire c’est l’homme qui lui en donne. «L’homme accompli», idéal d’un alévi, apporte son savoir à Dieu et l’aide «à se découvrir Lui-même». Dans ce sens c’est Dieu qui a besoin de l’homme et non l’inverse. Il n’y a pas un Dieu qui nous envoie sa Parole tel que les sunnites conçoivent. Tout ce qui a été dit ou écrit est l’œuvre des hommes, donc on peut le critiquer scientifiquement. Chaque «Homme Accompli» est le véritable Coran de son époque. Mais les dits ou les écrits des hommes accomplis du passé ne sont que leurs expériences de vie. Faire des citations et/ou les prendre pour les utiliser aujourd’hui sera contre les réalités actuelles. Un «Homme Accompli» est un être autonome; il peut aussi bien adopter que refuser les visions des hommes parfaits du passés. Par conséquence il existe «autant de voies menant à Dieu que de fils d’Adam» et d’homme parfait, de véritable Coran de son époque.
Donc pour les alévis l’importance de la charia (code de loi islamique) et de la sunna (les formes de conduite et les règles formelles de l’islam) tel qu’il est conçu par les sunnites ou les chiites iranien est tout relatif pour ne pas dire inexistant.
Pour les alévis «le sens caché» du Coran est sa seule vérité. Il faut libéré les phrases des «ayat» de leurs apparences et les retourner à leur essence spirituel (ta’wil= l’exégèse qui transcende toute les données de fait pour reconduire à leurs origine). Au fondement de la doctrine et de l’éthique, l’opposition entre le manifeste (zâhir) et le caché, l’ésotérique (bâtin) est exprimée dans le métaphore de la coque et de l’amande. Cette dichotomie détermine toutes les dimensions de la vie, depuis l’exégèse des textes coranique jusqu’au secret dans lequel le culte est célébré. Il s’agit de retirer de l’islam «l’amande de la Connaissance» et de laisser au bigot «la coque vide de la loi coranique».
Face à la charia de l’islam sunnite et chiite, l’alévité concilie la Révélation et la Raison en dépassant la philosophie religieuse pour créer une religion/enseignement philosophique.
3- Le sunnisme et le Chiisme
La relation directe de l’homme à Dieu par le Coran et la liberté religieuse vont amener une multiplication des tendances religieuses. L’absence de clergé permet l’existence de différentes normes juridiques, et différentes écoles religieuses. À la mort du prophète, des différences religieuses importantes et la conquête arabe fulgurante provoquent des rivalités politiques. Beaucoup de questions sur la liberté de l’homme, le péché, la foi, etc. conduisent à la constitution de théologies musulmanes qui essayent de donner des réponses aux questions et aux problèmes non détaillés par les textes divins, et de faire face aux défis de la vie humaine.
La rupture de l’unité spirituelle de l’islam réside dans la réponse à cette question fondamentale:
La révélation est-elle finie avec la mort de Mohammed?
OUI répond les sunnites. On ne peut tenir compte que de ce qui est écrit dans le Coran et du «sunna» (tradition).
NON répond les alévis. La révélation continue à travers l’Imamat de l’ «Ahl-i Bayt», les descendants de Mohammed.
A- Le sunnisme (de sunna, « tradition ») est le courant considéré orthodoxe, et de loin le plus répandu.
1- Le sunnisme s’organise lui-même en différentes écoles juridiques. Il y en a aujourd’hui quatre, mais il y en a eu d’autres dans le passé. Ces écoles s’acceptent les unes les autres, organisant ainsi un relatif pluralisme en matière de normes juridiques mais ont une foi commune.
Ce sont, dans l’ordre de leur apparition :
a- le hanafisme (de Abou Hanîfa, 700-767) ;
b- le malikisme (de Malik ibn Anas qui vécut entre 712 et 796) ;
c- le chaféisme de Al-Chafi’i 768-820) ;
d- le hanbalisme de Ibn Hanbal (781-856).
2– On peut classer le sunnisme selon les différentes approches de Kalâm et de Tawhid (itikadî):
a– Salafiyya: Accepte la lecture “à la lettre” du Coran laissant en seconde plan le raisonnement et l’interprétation. Trés proches des Wahabits et les Frères musulmans.
b–Mutazilisme, à l’opposé de salafiyya donne une grande liberté de lecture du Coran et donc une responsabilité du croyant devant Dieu. C’est une école interprétative rationaliste, en conflit avec le salafisme naissant. Il est apparu à la fin du califat omeyyade, au milieu du 9e siècle, et a été éradiqué au 11e siècle par les Acharites (disciples de al-Ach’ari 873 – 935). Cette école, dont des textes ont été redécouverts au xixe siècle, connaît une petite résurgence depuis cette date chez certains intellectuels, notamment en raison de ses conséquences politiques et de ses liens avec la démocratie65. Cependant, le mutazilisme n’a pas acquis de base populaire notable.
c– Acharites: Mis chemin entre le salafisme et mutaslisme. Grand majorité des sunnites.
d– Mâturiddisme: du nom de savant turc Ebû-Mansur-î Matüridî (m.944). Critique aussi bien le acharisme que le mutazilisme. Il est à michemin des deux. La croyance majoritaire chez les sunnite turcs.
B- Le chiisme est divisé en différentes branches, dont les principales sont:
1-le chiisme duodécimain (80 % des chiites) que l’on peut séparer en deux grands groupes:
a- les « orthodoxes », tels les usuli (clergé d’ayatollah, la plus répandue), akhbari, shayki. Le chiisme duodécimain orthodoxe est la religion majoritaire en Iran et en Irak. On trouve aussi de fortes minorités duodécimaines en Inde et au Pakistan (environ 10% des musulmans), en Afghanistan, dans la péninsule arabique et au Liban; voir Khoja;
b- les « hétérodoxes »:
1- Les Alévis-Bektachis: Les Alevi sont majoritaires en Azerbaïdjan et ils sont environ 25 millions en Turquie. En Iran aussi il y a une minorité d’alévi. Il y a des Bektachis dans les Balkans (surtout en Albanie).
L’alévisme, le bektachisme et le soufisme considèrent Ali comme le détenteur des secrets divins et de la signification ésotérique de l’islam, qui lui seraient transmis par Mahomet.
Les alevi-bektachis sont musulmans mais n’ont pas l’obligation des cinq prières quotidiennes ni du hadj à la Mecque soutenant le véritable pèlerinage autour de la Véritable Kaâba, le Cœur de l’Homme. Le lieu de culte n’est pas la mosquée mais le cemevi où femmes et hommes sont assis côte à côte. Ils célèbrent leurs cérémonies religieuses avec une danse giratoire sacrée (le semah) au rythme du saz. Le semah est classé au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Pour les alévi- bektachis, les textes relatifs au foulard des femmes n’ont aucun caractère universel et ces textes sont, selon les conditions de notre époque, caducs ou non valides. De plus, la révélation de Dieu ne se limite pas aux textes sacrés. La Science et le Savoir sont les paroles divines inépuisables et, se conformer au Savoir, c’est bénéficier de la révélation inépuisable de Dieu. Aussi, la première injonction de Dieu aux croyants, le premier message ou mot, le premier devoir du véritable croyant, le premier mode d’adoration de Dieu est de « Lire » pour augmenter ses connaissances et comprendre la plus grande création d’Allah : l’Univers. Contrairement à l’islam sunnite qui reste fidèle à la langue du Coran dans tous les domaines de la vie religieuse, les alévis et les bektachis utilisent leur langue maternelle pour une meilleure compréhension des textes sacrés.
2- Alaouites ou « Nusayri » de Syrie.Le fondateur du nusayrisme est Muhammad Ibn Nusayr al-Namîri al-Abdi, mort en 884. D’après la tradition rapportée par les Alaouites, le onzième imam al-Hasan al-‘Askarî (mort en 874) lui confie une révélation nouvelle, qui est le noyau de la doctrine alaouite. Les sources les plus anciennes nomment la secte al-Namîriyya d’après la nisba d’Ibn Nousayr, puis au 11e siècle al-Nouṣayriyya s’impose. Au 10e siècle, la doctrine est transférée en Syrie du Nord, à Alep. Surûr b. al-Qâsim al-Tabarânî, le chef de la communauté Nusayri, quitte la ville en 1032 à cause des guerres incessantes et se rend dans la cité byzantine de Laodicée (Lattaquié). Il est le vrai fondateur des nosayriés syriens. La dynastie locale des Tanûh semble adopter sa doctrine, al-Tabarânî convertit aussi les paysans de la montagne (jabal ou djebel en arabe selon les régions) de l’arrière-pays. Ses œuvres forment le principal de la tradition écrite. Il meurt à Lattaquié en 1034-1035. Son tombeau est vénéré dans la mosquée al-Sa’rânî, non loin du port.
3-Les druzes :Les Druzes, vivant principalement au Liban (environ 8% des Libanais) et en Syrie (environ 4% des Syriens).
2- Le chiisme septimain (ou ismaélien)
La scission entre chiites duodécimains et chiites ismaéliens a lieu à la mort de Imam Jafar as-Sâdiq en l’an 765. Les Duodécimains pensent qu’Ismâîl est mort avant son père, et qu’à la mort de Ja`far al-Sâdiq, l’imamat fut transféré à Mûsâ al-Kâzim, frère cadet d’Ismâîl.
Les ismaéliens purs affirment que la nouvelle de la mort d’Ismâîl est une ruse de Jafar al-Sâdiq pour protéger son aîné, mais qu’en réalité Ismâîl a survécu à son père et est bien devenu imam.
L’ismaélisme se subdivise en plusieurs rameaux (Mubârakiyya, Khattâbiyya, Qarâmita, Druzes, Must`aliyya, Nizâriyya, Saba`iyya).
Le 17 ramadan 559 (8 août 1164) l’imam Hasan Sabbah, nouveau Grand Maître des ismaéliens nizarites proclama la Grande Résurrection (Qiyamat al-Qiyamat) devant tous les adeptes rassemblés sur la haute terrasse d’Alamut c’est-à-dire l’avènement d’un pur islam spirituel libéré de tout esprit légaliste. Lorsque la forteresse d’Alamut fut détruite par les Mongols en 1256, l’ismaélisme réformé d’Alamut entra dans la clandestinité sous le manteau du soufisme. Les adeptes de l’ismaélisme réformé d’Alamut, que dans l’Inde on appelle aujourd’hui Khojas reconnaissent pour chef l’Agha Khan.
Les Ismaéliens sont très dispersés. Leurs communautés d’origine sont au Pakistan et en Syrie, mais la plupart forment une diaspora, surtout dans les pays anglo-saxons.
4- Le chiisme quintimain ou zaïdisme du Yémen
Les Zaydites sont surtout présents au Yémen
C- Le kharidjisme se divise à son tour en diverses communautés et tendances (kufrites, ibadites, etc). De nos jours la seule tendance kharidjite qui ne s’est pas éteinte ou marginalisée est l’ibadisme. Il se retrouve dans le sultanat d’Oman (qui pratique un ibadisme d’État), et dans quelques régions du Maghreb très localisées : en Algérie (chez les Berbères de Ghardaïa) et en Tunisie (île de Djerba).
3- L’islam mystique (Tassawuf)
Une des étymologies possibles du mot Tassawuf (Soufisme) remonte au mot Suffa (le banc): «Les soufis ressemblent aux «Gens du Banc» par la fermeté de leur orientation (vers Dieu) et par leur renoncement au monde».
Cette idée témoigne du caractère éminemment ascétique de la vie des premiers soufis dont l’aspiration et le mode de subsistance rappelaient effectivement leur glorieux aînés qu’étaient les «Gens du Banc» (Ahl al-Suffa). Ayant tout laissé derrière eux pour partir rejoindre le Prophète à Médine entre 622 et 630, celui-ci leur réserva un secteur du long portique du mesjid (Mesjid-i Nebewi qui était une extension de sa propre maison) ainsi qu’un banc de pierre. Parmi les égards particuliers que leur témoignait encore Mahomet, une tradition rapporte qu’il leur aurait transmis les formules que tous musulmans prononcent après la prière: Gloire à Dieu, louange à Dieu, Dieu est le plus grand. Les protégés de Mahomet n’étaient pas pour autant qualifiés de soufis mais faisaient partie des compagnons (Sahaba) à l’égale de tous ceux qui, en tant que musulmans, l’avaient vu au moins une fois.
Dans l’histoire de l’islam, le soufisme (Tassawuf) s’est très tôt opposé à la casuistique des théologiens, mais il n’en respecte pas moins scrupuleusement la loi. Les soufis ont élaboré une image intemporelle du prophète de l’islam. Ainsi, leur piété faite d’amour et de relation personnelle avec le divin est à l’origine d’un culte mystique intime de Mahomet et de son message.
À l’origine, les premiers ascètes: VIIIe-Xe siècle
Ce compagnonnage (Suhba) originel correspondant à l’Âge d’Or du temps de la Révélation vît naître la première expression musulmane d’une confraternité spirituelle se structurant autour d’un maître. Lorsque Mahomet meurt en 632, cette tradition demeure mais sa forme spécifiquement ascétique n’est suivie que par quelques-uns. Les premiers soufis se nomment entre eux les fûqaras, les pauvres, se définissant ainsi moins par la petitesse de leur moyen que par leur recours existentiel à Dieu. Déjà une élite spirituelle s’est formée par l’intermédiaire des deux califes Abou Bakr (570-634) et ’Ali ibn Abi Talib (600-661). Il faut encore attendre le milieu du VIIIe siècle pour voir l’un de ces ascètes primitifs être désigné du nom de soufi et quatre siècles encore pour que les premiers véritables rassemblements de soufis en confréries voient le jour. Ceci nous autorise à échelonner la structuration du soufisme selon trois grandes périodes: La première allant du VIIIe au Xe siècle, la deuxième du Xe au XIIIe siècle et la troisième du XIIIe au XIXe siècle.
La première grande période correspond à la vie des premières grandes figures du soufisme et leur expérience de la voie mystique. Durant la seconde période, la spiritualité soufie se théorise et commence à se définir par rapport à la loi islamique et la théologie. La troisième période est celle qui voit naître les grandes structures communautaires de type confrérique dont la croissance est continue jusqu’au XIXe.
Cette périodisation trouve selon nous sa logique dans le fait que le soufisme en tant que tradition spirituelle repose avant tout sur une expérimentation des choses. Les premiers ascètes qui goûtèrent à l’expérience mystique permirent aux théoriciens des siècles suivants de bénéficier d’une base solide pour la construction théorique du soufisme et l’exposition de sa doctrine. Les schémas et termes techniques qu’établiront les Junayd et autres Al-Ghazali ne seront que l’explication de cette science du dévoilement, cette herméneutique spirituelle. C’est seulement après que pourra s’étendre le mouvement confrérique. L’époque où vivent les premiers ascètes correspond historiquement à la première dynastie musulmane des Omeyyades dont Damas est la capitale de 660 à 750. Cependant, c’est au bord de l’Euphrate, que se situe le foyer de l’ascétisme en islam. Les villes de Basra et Kufa rayonnent des premières grandes figures du soufisme. C’est ici que pour la première fois, un célèbre prédicateur emploiera le mot «soufi». Hassan al-Basri (642-728), d’origine médinoise, y participe à la formation d’un peu toutes les branches des sciences musulmanes. Cependant, c’est surtout sa piété, ses sermons ainsi que ses ébauches d’interprétations spirituelles du Coran qui marquent profondément le soufisme naissant. Il n’y a rien d’étonnant à voir mentionner son nom à la base de nombreuses chaînes initiatiques. Kufa quant à elle tient sa dimension spirituelle de la présence de certains compagnons mais surtout d’Ali ibn Abi Talib lui-même et de sa descendance dont le célèbre Ja’far al-Sadiq (699-765).
L’ascétisme est la première expression que connut la spiritualité soufie. Ibn Khaldun a pu rapprocher cet état de fait par la constitution de l’Islam non seulement en tant que civilisation prospère mais surtout en tant que moyen pour certaines personnes d‘y faire carrière (théologiens, juristes etc.) c’est-à-dire de se conforter dans une attitude que les soufis jugeaient à l’opposé d’un état de quête. Ces derniers se seraient sans doute détournés de cela en s’isolant, voire même se marginalisant de cette société et par-là même devinrent des avertisseurs pour le peuple, démontrant par leur existence même la vanité de certains d’enfermer l’esprit dans la lettre. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’injonction de la grande sainte soufie de l’époque Rabia al Adawiyya (m. en 801) de n’adorer Dieu non pas «par crainte de Son Enfer ni désir de Son Paradis mais par pure aspiration à contempler Sa Face».
Née à Basra, ancienne esclave affranchie qui renonça jusqu’au mariage pour ne se consacrer qu’à Dieu, Rabi’a al-Adawiya est une figure majeure du soufisme. Son immense rayonnement lui valut la vénération de ses contemporains et les maigres écrits qu’il nous reste d’elle en font également l’un des premiers chantres de l’amour divin. Dans cet âge classique du soufisme, Rabi’a explore, comme d’autres, les sentiers de cette mystique. Conjointement, les premiers ascètes mettent en garde le commun des croyants contre l’insouciance ou la facilité. Ces mises en garde vont revêtir différentes formes selon leurs expériences.
Au IXe siècle siècle, Bagdad, nouvelle capitale Abbasside, rayonne dans tous les domaines. Elle attire évidemment tous les maîtres ainsi que leurs disciples. Retenons al-Muhassibi (781-857) dont le nom se rapporte à la notion d’examen de conscience (Muhasaba), notion qui constitue le cœur de son œuvre principale, «L’Observance des droits de Dieu» et où l’on retrouve toute l’intellectualité de l’école de Basra. Cette ville, avec d’autres résistent encore pour quelque temps à l’attraction de la capitale mais Kufa trop proche est déjà absorbé. D’autres pôles urbains deviennent des centres de diffusion et de véritables écoles d’où proviennent de très grandes figures de ce soufisme classique. Ainsi en est-il pour Nichapour au Khorasan et Balkh en Transoxiane.
En Égypte et en Syrie, ce sont les notions d’Amour divin et de Connaissance qui sont véhiculé par le grand Dhû l-Nûn al-Misri (771-860). Dans le Khorasan, Abû Yazid al-Bistami (m. en 874) imprime de sa personnalité tout le soufisme oriental avec la notion d’ivresse spirituelle. Les propos qu’il tient font souvent l’objet de profonds commentaires non exempts de développements métaphysiques:
«On interrogea al-Bistami sur l’ascèse. Il répondit: – Elle n’a aucune valeur. Je n’ai été ascète que trois jours dans ma vie. Le premier, j’ai renoncé à ce monde, le deuxième, à l’au-delà, et le troisième, à tout ce qui n’est pas Dieu. J’ai alors entendu cet appel: que veux-tu? – Ne rien vouloir, répondis-je, car je suis celui qui est voulu (Murad) et Tu es celui qui veut (Murid).»
Ces «locutions théopathiques» (Shatahat) sont tout à fait comparables à celles de Rabi’a et on la même fonction d’«écarter de la Voie les limites d’une tradition désormais trop bien établie» (Denis Gril). On retrouve son nom dans la chaîne initiatique de la Naqchabandiyya. Dans la même lignée nous retrouvons Abu l-Mughith al-Husayn, surnommé al-Hallaj (858-922), «le cardeur» (des consciences). Hallaj suivit un temps l’enseignement de plusieurs maîtres soufis avant de se séparer d’eux et de partir témoigner de son expérience à travers un long périple qui le mena de l’Iran jusqu’aux frontières de la Chine. C’est de retour à Bagdad, qu’il prononça la fameuse phrase: «Je suis la vérité» (Ana al-Haqq). Manifestant alors aux yeux de tous son état spirituel d’union avec le divin. Il est dit dans le soufisme que Hallaj fut d’abord condamné par les maîtres spirituels de son temps avant de l’être par les juristes. Ceci correspondrait à la règle primordiale de ne pas divulguer les secrets de l’initiation, les dévoilements spirituels fruits de l’expérience mystique, à un public étranger à cela. À titre d’exemple, Hallaj fut précisément condamné pour avoir prétendu que l’on pouvait faire le pèlerinage sans se rendre à la Mecque. Le témoignage public de ses états d’ivresse spirituelle n’empêcha pas la formation d’une voie qui compte plusieurs milliers de disciples vers le XIe siècle.
Cette figure centrale du soufisme première époque marque l’apogée d’une tradition ascétique qui doit maintenant surveiller son discours, se faire plus discrète pour éviter les accusations d’hérésie provenant du désormais tout puissant corps des Oulémas. Cette réforme du soufisme passera par un autre Bagdadien, Junayd (m. en 911).
Unanimement célébré comme un très grand maître (Le seigneur des soufis), Abû l’Qasim al-Junaydal-Bagdadi représente avec al-Muhasibi une nouvelle orientation spirituelle où la lucidité l’emporte sur l’ivresse. En cela, il prône une certaine prudence pour ce qui est des témoignages d’expériences mystiques qui pourraient égarer les croyants de la loi révélée. Néanmoins, il puise dans le Coran et la Sunna les explications des déclarations de certains soufis comme Bistami ou Hallaj qu’il eut d’ailleurs un temps pour disciple. Selon lui le ravissement spirituel prend sa source dans le pacte ontologique (Mithaq) que Dieu conclut avec Ses créatures en leur demandant – “Ne suis-Je point Votre Seigneur?”. Cet engagement primordial de l’humanité rejaillit chez les soufis sous la forme de l’ivresse, du ravissement, voire de l’extinction en Dieu ou la créature se confond avec son Créateur comme la goutte d’eau avec l’océan. Ainsi les propos extatiques de certains soufis sont ils éclairés: «Celui qui s’abîme dans les manifestations de la Gloire s’exprime selon ce qui l’anéantit; quand Dieu le soustrait à la perception de son moi et qu’il ne constate plus en lui que Dieu, il Le décrit.» Ceci n’est pas sans rappeler les paroles d’al-Hallaj sur la Vérité (al-Haqq). Aussi Junayd considère-t-il que l’état d’extinction (Fana’) doit être impérativement dépassé pour parvenir à la sobriété extérieure et donc à un soufisme socialement possible. Un proverbe soufi exprime cette réalité comme suit: «Il faut avoir le corps dans la boutique et le cœur dans la Présence divine.» L’enseignement de Junayd, compilé dans des épîtres où il traite aussi bien de la métaphysique de l’Être que des règles de la Voie, permirent à l’Islam de s’appuyer sur des bases solides avant de déployer les grands systèmes de sa théologie mystique. Son énorme influence
lui valut le surnom de «Prince de l’Ordre» et la grande majorité des futures confréries remonteront de fait à la «Voie de Junayd.»
Des élaborations théoriques aux maîtres fondateurs: Xe-XIIIe siècle
Les disciples de Junayd demeurent encore à Bagdad. Parmi eux de grands penseurs comme Abû Bakr al-Shibli (m. en 946) et Muhammad al-Niffari (m. en 981) reçoivent de nombreux soufis venus recueillir l’héritage spirituel du «maître des maîtres». L’enseignement de Junayd et les écrits qu’ils laissent vont marquer le début d’une grande entreprise de composition d’ouvrages. C’est ce qui caractérise cette période qui voit fleurir un grand nombre de manuels sur le soufisme.
«Le Livre des Rayonnements» (Kitab al-Lûma) de Sarraj (m. en 988) profite amplement de l’école de Bagdad tout en magnifiant les autres aires spirituelles du Khorasan (Bistami) et de l’Égypte (Dhul-Nûn al-Misri). Parallèlement, d’autres auteurs comme Kalabadhi (m. en 995) ou Abû Talib al-Makki (m. en 996) s’emploient à défendre l’orthodoxie du soufisme en tant que science de l’Islam à part entière. Le premier fait une présentation des dires des soufis et le second rassemble dans une synthèse l’ensemble des rites musulmans ainsi que les pratiques soufies. Il insiste tout particulièrement sur la régularité de l’invocation (dhikr) dont il fait dépendre entièrement la progression d’un disciple. D’où le nom de «Nourriture des Cœurs» (Qût al-Qulûb) qu’il donne à son exposé.
Au siècle suivant, Abû ‘Abd ‘l Rahman al-Sûlami (936-1021), disciple de Sarraj, fait lui aussi œuvre de synthèse en fondant dans ses «Histoires de soufis» (Tabaqat al-Sûfiya) l’enseignement des diverses écoles. Il unit sans les confondre la méthode ascétique, le soufisme de Bagdad, la chevalerie spirituelle (Futuwa) de Nichapour et la «Voie du Blâme» malamati en démontrant leur dessein commun d’approcher le modèle prophétique.
La futuwa est un bel exemple d’imprégnations de l’esprit du soufisme au sein des sociétés musulmanes en ce qu’elle constitue précisément le fondement spirituel d’organisations initiatiques et corporatives (certains corps de métiers par exemple) parallèlement aux ordres mystiques. Elle tient de fait à la fois de la chevalerie et du compagnonnage médiéval occidental et s’exprime essentiellement par une éthique du «bel agir».
Le soufisme cherche donc à se légitimer dans un sens d’ouverture et de concrétisation de ses préceptes. Qûchayri (986-1072) oriente ses écrits (la Risâla) sur l’enseignement pratique: le conseil au disciple, les convenances spirituelles entre fûqaras et avec le cheikh. Un des manuels de base de cette époque est «Le dévoilement des mystères pour ceux qui possèdent un cœur» (Kachf al-mahdjûb li arbâb al-Qûlub). Dans cet ouvrage Hûjwiri (m. en 1076), originaire de Ghazna dans l’actuel Afghanistan, recense les différents cercles de soufis qu’il a pu rencontrer au cours de ses longs voyages. Il en compte douze du Turkestan jusqu’en Syrie en passant par le Khorasan où il place le foyer d’origine. Cet inventaire est surtout basé sur les grandes typologies spirituelles des groupes qu’il a observés. Ses écrits permettent non seulement de constater que les divers enseignements parcourent une grande aire géographique arabe et persane mais aussi que les prémices du confrérisme sont dorénavant tout à fait décelables. À présent, l’œuvre d’ al-Ghazali va pouvoir clore cette période de structuration du soufisme.
Abû Hamid Mûhammad al-Ghazali (1058-1111) est une figure majeure de l’histoire de l’Islam. Khorasanien comme ses illustres aînés, il naît à Tûs où il reçoit, avec son frère Ahmed, sa première éducation spirituelle de Farmadhi (m. en 1084), successeur de Qûchayri. Parti étudier la théologie à Nichapour, il ne tarde pas à être distingué et nommé en 1091 directeur de l’université de Bagdad, al-Nizamiya. Son rayonnement touche alors aux plus hautes sphères du pouvoir califal. Deux ans plus tard, à 35 ans, il est touché par une profonde crise existentielle qui l’oblige à quitter ses fonctions et partir entreprendre une vie ascétique qui durera dix ans. Il relatera son expérience dans son autobiographie «Erreur et Délivrance» (al-Munqid min Adalal). Les écrits de Mûhassibi, ceux de Junayd et le Qût al-Qûlub d’Abû Talib al-Makki y sont également référencés comme source d’inspiration de son œuvre majeure.
La «Revivification des sciences de la religion» (Ihyâ’ ‘ulûm al-Din) parachève l’assimilation des principes du soufisme auprès des doctes Oulémas déjà bien préparés par les ouvrages antérieurs. Cependant, Ghazâli déborde le cadre désormais classique des manuels pour projeter sa réflexion dans une vision plus large où il concilie la philosophie et la théologie la plus orthodoxe avec le soufisme qu’il considère comme la seule voie capable de conduire à la certitude. Englobant toutes les sciences religieuses exotériques et ésotériques, il les réoriente définitivement vers la tradition musulmane et l’idéal comportemental du Prophète. Avec Ghazali prend fin la seconde période de l’évolution du soufisme. Celle-ci fut inaugurée par Junayd qui souligna la nécessité d’expliciter la Voie aux yeux de tous, depuis l’ascète illettré jusqu’au savant théologien. De grands maîtres sont apparus, ont formé des disciples qui en ont formés à leur tour. Parallèlement, nous remarquons que les soufis voyagent beaucoup et il n’est pas rare qu’ils suivent l’enseignement de plusieurs maîtres. Progressivement, les chaînes de transmission se forment et tracent le canal des influences les plus fortes. Le soufisme va donc poursuivre son évolution d’une part en s’appuyant sur la somme de Ghazâli pour travailler à unir mystiques et juristes et d’autre part en structurant l’influence initiatique des maîtres dans des formes de plus en plus concrètes qui deviendront les confréries proprement dites.
L’utilisation du terme «voie» pour désigner les confréries soufies est particulièrement adaptée pour la période médiévale. Nous ne pouvons certainement pas encore parler d’ordre en tant que tel surtout si ce mot veut traduire l’idée de structure fixe et établie, d’autant qu’il est rare même de nos jours d’en trouver un exemple probant. Toujours est-il que ce serait plutôt la mobilité qui prime jusqu’aux environ du XVe siècle. Le soufisme est ballotté par divers courants, extérieurs (bouleversement politiques, invasions) et intérieurs (Apparition des grands maîtres fondateurs que l’on vient rencontrer de très loin). Aussi appelle-t-on cette genèse confrérique le temps des «Khirqa primitives».
La khirqa est à l’origine le don que fait le cheikh à son disciple pour marquer son entrée dans la Voie spirituelle. Ce peut-être un vêtement, un turban ou même une pièce de tissu mais le symbole est le même: l’aspirant porte la khirqa de la même façon qu’il porte l’influx spirituel du maître. En d’autres termes, le nouveau disciple est recouvert d’une bénédiction et d’une protection spéciale qui prend sa source dans la personne du Prophète. Dans ses développements les plus élevés, il est possible que cette transmission concerne le secret spirituel (Sirr) explicité plus haut. D’une manière générale et pour l’époque qui nous intéresse (XIIe, XIIIe siècle), la khirqa exprime la diffusion d’une influence initiatique généralement assez lâche et éparse.
Ce mode d’enseignement est certes plus structuré que le simple compagnonnage (suhba) des soufis d’autrefois (du VIIIe au XIIe siècle) mais ne l’est pas encore autant que le seront les groupes communautaires centrés sur un cheikh et que nous nommerons confréries ou Turuq (plur. De Tarîqa*) à partir du XVe siècle. Des facteurs historiques vont être d’une importance majeure dans la suite de l’évolution des voies soufies. Au niveau politique l’affaiblissement du califat Abbasside dés le milieu du IXe siècle divise l’empire et laisse la place à plusieurs mouvements chiites. L’un d’eux, parti de l’ancienne Ifriqiya conquiert l’Égypte, y fonde Le Caire et pousse jusqu’à la côte occidentale de l’Arabie. Les Fatimides (969-1171) qui contrôle dés lors les villes saintes de La Mecque et de Médine lorgnent à présent sur l’Iran. Bagdad est aux mains d’une autre dynastie non moins chiite, les Buyides (935-1055). Le calife impuissant de cet empire Abbasside moribond est néanmoins resté sunnite. En 1055, il appelle les Turcs Seldjoukides qui renversent les Buyides et stoppent l’avancée des Fatimides d’Égypte. La nouvelle dynastie Seldjoukide et bientôt les Ayyoubides (1171-1250) successeurs des Fatimides vont rétablirent le sunnisme et solliciter pour cela les maîtres soufis dont le charisme sera bien plus rassembleur que n’importe quel autre discours religieux.
Plus tard, dans la première moitié du XIIIe siècle, les invasions mongols déferlent sur toute l’Asie, entraînant la ruine de riches cités ainsi que l’exode d’une grande masse de population vers l’Ouest. Dans ce contexte, les soufis vont offrir à cette vague de migrants un réseau de solidarité qui contribuera grandement à leur rayonnement et à leur popularité auprès du commun des croyants. Mais faisons place à présent à ces célèbres maîtres qui attachèrent leur nom aux confréries d’aujourd’hui.
Abd al Qadir al-Jilani (1083-1166) est originaire de la province du Gilan (ou Djilan), au sud-ouest de la mer Caspienne. Il étudie la jurisprudence hanbalite à Bagdad et prend la Voie (ou la khirqa) d’un cheikh du nom de Hammad al-Dabbas (m. en 1131). Après une longue retraite dans le désert irakien dont il ressort au bout de vingt-cinq ans, il retrouve Bagdad où il commence à prêcher et acquiert rapidement la réputation d’un très grand savant doublé d’un éducateur dans la voie soufie. Juriste scrupuleux en même temps que guide spirituel réputé, il indique des règles à tout ses disciples notamment dans son ouvrage: Al-Ghunyia li-talibi Tariq al-Haqq. Son enseignement est dans la lignée de la Voie de Junayd et de la pensée de Ghazali. ‘Abd’l Qader s’attache d’abord au Coran et à la Sunna avant d’authentifier ou de réfuter les diverses pratiques soufies ou les spéculations théologiques de son temps. En ce sens il maintient le mode de connaissance fondé sur le dévoilement (Raison soutenue) tout en enracinant ses disciples dans le respect de la loi et des réalités socio-économiques ce qui a pour effet d’harmoniser le soufisme avec la société et notamment les différents cercles jusqu’ici marginalisés. La mystique dépasse grâce à lui le cadre restreint des retraites spirituelles et devient accessible à la majorité des musulmans. Son influence est telle que dés avant sa mort, elle dépasse de loin les frontières de l’Irak et un large éventail de personnalités l’aura en haute estime, qu’il s’agisse des penseurs les plus méfiants à l’égard de la mystique ou des futurs maîtres qui auront pris de lui sa khirqa. Pour autant ‘Abd’l Qader ne fonde pas de voie de son vivant. Il prévoit néanmoins la succession de l’école religieuse (madrassa) qu’il dirigeait depuis la mort de son professeur. Ces fils en font rapidement une zawiya* à laquelle ils associent l’école ainsi qu’une mosquée et le mausolée du cheikh. La Qadiriyya ne se répandra véritablement qu’à partir du XVe siècle siècle et parviendra à s’implanter dans des pays comme l’Inde, le Turkestan, l’Arabie, l’Égypte, l’Afrique du Nord et certains pays de l’ex-Union soviétique.
En ce XIIe siècle, Abd al Qadir al-Jilani permet à l’Irak de rester le centre des échanges spirituels du monde musulman. Au siècle suivant, cette primauté se déplace en Égypte où la voie d’Ahmad al-Rifa’i (m. en 1183) bénéficie de la politique pro sunnite des Ayyoubides. La Rifa’iyya est de tous les ordres celui qui se développe le plus vite. Dans le même temps, un andalou formé par plusieurs maîtres marocains fait le voyage à Bagdad où il rencontre probablement Abd al Qadir al-Jilani. Abou Madyane (m. en 1198) va devenir la principale source initiatique du soufisme maghrébin. Le saint patron de Tlemcen initie un grand nombre de disciple et son influence couvre le Maghreb et une partie du Proche-Orient. C’est ici un bel exemple de transmission d’une khirqa, d’une empreinte spirituelle non cadrée mais très profonde.
Un autre bel exemple se trouve dans la personne de celui que les soufis désigneront comme le plus grand des maîtres (Cheikh al-Akbar): Muhyi Al-Din Ibn Arabî (1165-1240). Figure tout à fait majeure du soufisme, née lui aussi en Andalousie (Murcie), l’influence de sa pensée est déterminante pour ce qui est de l’expression métaphysique de la voie soufie. Sa doctrine de l’unicité de l’Être (Wahdat al-wujud) rappelle que du point de vue de la réalité essentielle, l’existence n’appartient qu’à Dieu et donc que les natures humaine et divine sont profondément unie. Dieu ne faisant qu’un avec la création, la réalité de cette dernière ne peut être que relative et procède de la propagation de la lumière divine à travers des enveloppes plus ou moins opaques à l’image des ondes circulaires produites par la chute d’un objet dans l’eau. La similitude de Dieu et des créatures s’explique alors par le fait qu’elles sont les reflets de Sa lumière. Malgré l’importance de son legs, Ibn Arabî n’est paradoxalement à l’origine d’aucune voie en particulier. Il prit la khirqa de plusieurs maîtres, occidentaux ou orientaux et fit don de la sienne (Akbariyya) à de nombreux autres soufis. Parmi les héritiers de cette transmission initiatique souterraine, retenons l’Emir Abd El-Kader l’Algérien (1808-1883).
Si l’Irak est lié à Junayd, l’Iran et l’Asie centrale en générale se réfèrent plutôt à Bistami. Depuis le Xe siècle se sont structurées dans le Khorasan des communautés appelées Khanqah. Ce sont elles qui contribuent à adapter l’Islam aux tribus turques nomades (Qalandaris, Yesevis). Au sud de la mer d’Aral, dans le Khârezm , le «modeleur de saints» Najm Oud Din Kûbra (m. en 1221) éduque un grand nombre de disciple qui eux-mêmes donneront naissance à de grands noms dont deux des plus grands poètes mystiques du soufisme: ‘Attar et Djallal el Din Rûmi (XIIe et XIIIe siècles). Mû’in al-Din Tchichti (m. en 1236), un autre de ses disciples, diffuse la Tchichtiyya en Inde dans un esprit de grande tolérance avec la culture hindoue. Ce berceau oriental est bientôt balayé de plein fouet par les troupes de Gengis Khan.
En 1258, les Mongols prennent Bagdad et mettent fin à l’Empire Abbasside. Leur razzia pousse les peuples musulmans vers les rives de la Méditerranée. Les ordres soufis naissants, emportés par la vague, vont maintenant se mêler davantage à la société et renouveler les ordres occidentaux. À la fin du XIIIe siècle, beaucoup de soufis font partie des Oulémas et l’entente va encore s’accentuer. Le temps des «Khirqa primitives» est révolu. Place aux confréries.
Essor et mutations des confréries: XIIIe-XIXe siècle
L’Égypte est donc devenue un centre où convergent de nombreux musulmans. La dynastie Ayyoubide (1171-1250) et le sultanat mamelouk qui lui succède (1250-1517) contribuent à stabiliser la région où s’installent de nombreux migrants du fait de sa proximité avec les villes saintes. Ce brassage profite aussi aux confréries qui se renouvellent par le biais de maîtres venus d’horizons divers.
Un marocain, Abou Hassan al-Chadhili (1197-1258), va marquer en profondeur le soufisme égyptien. Détenteur de la Khirqa d’Abû Madyan, il s’installe à Alexandrie d’où son influence s’étend jusqu’en Haute Égypte. La Chadhiliyya se subdivisera à son tour en de nombreuses branches dans tout le maghreb. Retenons pour notre compte la Darqawiyya (XIXe) qui elle-même donnera naissance à la ‘Alawiyya du cheikh Ahmed al-‘Alawi de Mostaganem (1869-1934). Notons au passage que la Chadhiliyya est à travers la Darqawiyya, une des voies par laquelle fut revivifiée la Qadiriyya Bûtchichiyya marocaine dans la première moitié du XXe siècle. D’une manière générale, les œuvres d’Ibn ‘Atâ Allah (m. en 1309), deuxième successeur de la Voie chadhili, sont très répandu et abondamment lues et commentées par nombre de soufis.
Remontons vers l’Anatolie. Djalal el Din Rûmi (1207-1273) illustre bien l’exode des soufis d’Asie centrale, lui qui vient de Transoxiane (Balkh). Le fondateur des Derviches tourneurs établis à Konya y fonde la Mawlawiyya (ou Mevleviye) qui se répand dans tout l’Empire ottoman.
Un peu plus tard, un autre émigrant du Khorasan, directement issus du soufisme nomade des tribus turkmènes, Hadji Bektache (m. en 1270), fonde la Bektachiyya. Toujours dans la tradition mystique khorasanienne, Safi al-Din al-Ardabali (m. en 1334) est héritier de la voie de Sohrawardi (1155-1191) qui elle-même remonte à Ahmed al-Ghazali. La Safawiyya connaît elle aussi un grand succès auprès des tribus turkmènes. Au XVIe siècle, les descendants de Safi al-Din deviennent chiites et fondent la dynastie Séfévide (1501-1736). Issu de la même souche mais ayant un destin tout différent, la Khalwatiyya de ’Umar al-Khalwati, se propage à partir du Caucase (Tabriz) dans tout l’Empire ottoman. De même que Baha al-Din Naqchband (m. en 1389) qui, supplantant les diverses voies d’Iran et d’Asie centrale, étend la Naqchabandiyya sur tout le monde musulman sunnite jusqu’en Inde. La plupart des voies qui s’implantent en Inde proviennent des multiples rameaux de la Sohrawardiyya. Citons la Chattariyya de ‘Abd’Allah al-Chattar qui répand cette voie d’origine persane jusqu’à Sumatra. La grande majorité des confréries qui naissent après le XVe siècle proviennent de celles précédemment citées.
Jusqu’ici, les confréries semblent être pour la plupart en harmonie avec les sociétés dans lesquelles elles s’inscrivent. Leurs organisations matérielles tout comme leur doctrine inspirées de la pensée mystique d’Ibn ‘Arabi, continuent à imprégner autant le petit peuple que les lettrés urbains. Plus encore, le rattachement à une confrérie est devenu une distinction à la mode qu’il n’est pas déplacé d’afficher pour ce qui concerne certaines élites. Ce phénomène illustre surtout le fait que les voies soufie, étant ouvertes à tous, deviennent le miroir d’une société et de tous les caractères qui la compose.
Au centre de ces diverses formes d’affiliations demeurent le cheikh qui se présente maintenant comme un saint patron. C’est dans sa maison que la confrérie voit le jour et devient par la suite la maison mère appelée selon les lieux ribat, zaouïa, khanqah, tekké ou dergah. Le saint éponyme d’une voie n’est pas pour autant toujours celui qui la fonde réellement et il faut souvent attendre qu’un prochain successeur intervienne pour qu’il lui insuffle son mouvement d’expansion. C’est notamment le cas de la Chadhiliyya et de la Rahmaniya. Les séances de dhikr attirent les aspirants (Murid) vers la maison du cheikh qui se développe, devient une zawiya et crée des annexes dans des régions parfois très éloignées du lieu d’origine. Les responsables autorisés du cheikh (moqaddem, khalifa, naqib) représentent sa lignée initiatique mais peuvent parfois renouveler la voie d’origine qui portera désormais leur nom, associé ou non au nom initial. Les multiples affiliations «inter-confrérique» que pratiques les adeptes sont plus ou moins bien tolérées selon les ordres. Les aires mamelouk et ottomane les acceptent naturellement contrairement à l’Iran.
Les confréries s’insèrent dans la société où elles assurent une fonction de poids dans l’espace civile par l’intégration et la prise en charge sociale des populations nécessiteuses, en assurant par exemple l’éducation des enfants . En ce sens, certaines zawiyas ont même pu bénéficier de biens de mains mortes (Waqf) leur permettant d’échapper à des exactions en tout genre.
Les siècles qui suivent, notamment les XVIIIe et XIXe siècles, marquent cependant une réelle transformation dans les ordres en place suivie d’une création de nombreux autres.
La décadence de certaines confréries soufies contribue à alimenter des critiques sur l’authenticité des anciens modèles religieux. Le mouvement mecquois et ses théoriciens en appel d’ailleurs à Ibn Taymiyyah (m. en 1328) pour critiquer les exagérations du confrérisme populaire à travers notamment la pratique du culte des saints, pèlerinages mineurs auprès de sanctuaires ou de mausolées et s’alimentant à une culture populaire ancestrale de demande de grâce (Baraka).
On a longtemps parlé de «néo-soufisme» pour qualifier les transformations que connurent les voies, évoluant vers de véritables ordres, plus organisés, hiérarchisés. Pour autant, il n’a jamais été prouvé que les enseignements promulgués à l’intérieur des zawiyas aient changés, notamment concernant la métaphysique d’Ibn ‘Arabi et la notion d’unicité de l’Être (Wahdat al-Wujud).