Histoire de l’alévisme

 

Pour essayer de définir l’alévité, il est nécessaire d’avoir simultanément une approche historique et théologique: Qui étaient les Turcs Oghouz (l’essentielle des Turcs d’Anatolie) où le courant Alévi- Bektachi- Kizilbach est né? Quelles étaient leurs cultures et leurs croyances religieuses, leurs ordres sociaux et politiques qui sont à la naissance d’alévité? Comment ont-ils rencontrés l’islam et évolués depuis le milieu du septième siècle, dans divers environnements politico-religieux musulman sunnite et chiite? Comment, en Anatolie, les traditions et les pratiques religieuses populaires des alévis ont évoluées sous les pressions des autorités sunnites seldjoukides et ottomanes?

 

Islamisation des Turcs Oghouz

Les treize siècles d’histoire de la rencontre des Turcs Oghouz (les confédérations des tribus turcs de l’ouest) qui étaient chamaniste avec l’islam sunnite est une longue suite de pression d’assimilation du sunnisme, de résistance, de révolte, de massacre, de résignation, de dissimulation et d’adaptation sous les empires arabes des Omeyyades et des Abbassides et puis sous les empires turcs devenus sunnites des Seldjoukides et des Ottomans.

A- Les Turcs Oghouz au moment de la naissance de l’islam (avant 7e siècle)

En cette fin de 6éme siècle, sous la conduite d’Istemi Kaghan (552- 575) et de son fils Tardu (575-603) les Turcs ont un grand empire allant de la mer Caspienne au Grand Muraille. Dès 582 la rupture est accompli, entre les Turcs orientaux, ceux de l’Orkhon et occidentaux, On Ok (les dix Tributs), les Turcs Oghouz. Ceux-ci occupent, à la mort de Mohammed (632), une zone entre la Mer Caspienne et le bassin de Tarim, proche du Mont Altaï, allant au sud jusqu’à Khorasan et à Transoxiane. Ils sont en partis sédentarisés dans les villes de Samarkand, Boukhara, Tachkent ou Talas mais une grande partie reste nomade.

La structure sociopolitique des Oghouz est une démocratie primitive de confédération des tributs centralisé et hiérarchisé (Le mot turc vient de «török ou törük» qu’on traduit par «l’institution» ou «la loi» justement pour indiquer les tributs turcs qui font partie de l’institution confédéral et obéissent à ses lois). Au cours de l’histoire cette société a passé d’une forme de matriarcat à une société égalitaire puis au patriarcat. Ils sont des bergers et de bons cavaliers, mais aussi d’excellents forgerons et commerçants. Nomades et éleveurs de chevaux ils n’ont pas refusé à s’installer en ville et devenir des artisans (tissus et tapis). A l’intérieur du clan, égalité entre homme et femme et leurs co-partenariats au sein de la famille sont la règle. L’institution de «Frère de sang» amenait un respect de l’autre, une solidarité et une stabilité social sans faille au clan.

Quant à leur religion, le chamanisme, elle n’est pas monolithique. Si les principes fondamentaux et une vision du monde sont restés inchangés elle a variée selon les régions, les époques et les influences du voisinage des autres religions: le mazdéisme, le zoroastrisme, le manichéisme et le bouddhisme.

Leur chamanisme est axé sur l’homme, à la fois unique et multiple et sa relation avec la nature. Sa plus haute expression est GôkTengri, le Dieu Ciel. Il est susceptible d’aller vers l’homme, grâce à ses rayons de lumière qui donne vie, grâce à ses messagers, aigles ou faucons. Mais il est aussi accessible par les chamans et par les âmes oiseaux des morts dont il est un des lieux de séjour. D’autres divinités secondaires interviennent de temps en temps: la déesse Terre, le Grand Arbre, le Feu etc.… Le monde animal joue un rôle important : par exemple le loup, totem du clan Assena est considéré comme le grand ancêtre des Turcs. L’animal étant «le tout autre et le tout semblable» et disposant de pouvoirs supérieurs à l’homme sa coopération est indispensable. L’âme de l’Homme, hors de lui ou dans son corps, peut survivre en divers lieux (Transmigration des âmes) ou se réincarner dans un autre corps (Réincarnation ou Métamorphose). La quintessence de tous ces éléments de chamanisme survivra jusqu’à aujourd’hui chez les Alévis.

Cette croyance est avant tout mystique, sans prétention politique ni de prosélytisme. «Pour puissante que soit cette religion nationale (et elle en donne la preuve en subsistant, parfois altérée, parfois en simple substrat jusqu’à nos jours), parce qu’elle est surtout une mystique, elle demeure accueillante à toutes les autres. Elle accorde cependant à certains rites une importance suffisante, l’histoire le démontrera, pour faire obstacle à la conversion. Il y a là risque de conflits; mais la guerre de religion n’est pas turque et, plus généralement, on essayera du déguisement, de la dissimulation et finalement on préférera céder sur les points litigieux, quitte à se durcir sur ce qui demeure à la rigueur acceptable pour les autres» (Jean-Paul Roux: Histoire des Turcs). Très tolérante, elle a co-existée très bien avec toutes les autres religions d’Asie y compris avec judaïsme et christianisme primitive. Parfois elle a intégré certaines de leurs traits qui lui convenaient:

1- Du bouddhisme: le dépassement de soi (surmonter ces désirs, s’éveiller à la connaissance parfaite de la vérité), atteindre le Nirvana après avoir passé par des seuils, transmigration de l’âme.

2- Des zoroastriens (Zoroastre: av J.C. 628-551): une dernière étape du monde où tous sera reconstruit d’une façon parfaite (l’origine du Concept du 12e imam occulté «Mehdi»); le rituel du feu du nouvel an «Newrouz».

3- Des manichéens: le dualisme le Ciel- la Terre, Est- Ouest; influence considérable sur l’éthique alévi basé sur la bonté: individuellement, ne pas dire des mensonge et méchancetés, ne pas commettre des actes nuisible à d’autrui, maîtriser ses désirs charnels et collectivement vivre en paix et fraternellement en partageant équitablement les biens de ce monde.

4- Des mazdéistes (Mazdek: mort à 535, réformateur des zoroastriens et manichéens): la société est un produit commun fait par les individus qui la forment, personne n’a le droit de mettre sous son pouvoir une autre personne, la priver de sa liberté ou limiter celle-ci; les femmes ne sont pas les esclaves des hommes, elles sont libres et égales des hommes; un utopie politique de la «Société Parfaite» qui engendrera des «Hommes Parfaits».

 

B- La rencontre des Turcs avec les Empires arabes et l’islam (entre 7e et 11e siècle)

Jusqu’à la mort de Muhammed (632) l’islam est peu sorti de la péninsule arabique. C’est à partir du deuxième calife, Omar, en 634, que commence l’expansion arabo-musulmane vers le nord, d’un coté pour islamiser les peuples conquis et de l’autre pour faire des razzias sur les routes de commerce. En 636 Yarmouk et Damas, en 637 Qadisiyya (pas loin de Bagdad) tombent. Après la prise de Nehavend, en 642, les Arabes réalisent leur première victoire contre les turcs dans la région de Gurgan au sud de la Mer Caspienne. En 661, au moment de l’assassinat d’Ali, le quatrième calife, ils occuperont une bonne partie de Khorasan avec la ville de Merv.

L’élimination d’Ali et le califat de Muawiyya, le gouverneur de Syrie et fondateur des Omeyyades, confirme, en quelque sorte, la rupture de l’unité spirituelle de l’islam (sunnisme contre chiisme). Déjà à la mort du Prophète, Ali était écarté du pouvoir malgré que Mohammed l’ait désigné comme son successeur. Ceci avait créé à l’époque un mouvement de solidarité autour d’Ali. Les partisans d’Ali, Chi’a-i Ali ou Alawiyya, estiment que le califat doit être réservé aux descendants de Mohammed par sa fille Fatima ,épouse d’Ali, et ils continuent leurs luttes de pouvoir. A la mort de Muawiyya, Husayn, fils d’Ali, tentera de faire valoir ses droits au califat mais sera assassiné par les troupes omeyyades à Kerbela en 680. Éloignes momentanément du pouvoir politique et religieux, les descendants d’Ali ne lâcheront pas la lutte et affineront la théologie chiite (les 12 imams dont le dernier, Mehdi, demeure invisible jusqu’au jour où il apparaîtra pour apporter la paix définitive sur Terre). Ce qui était au départ une lutte de pouvoir politico-religieuse a pris de l’ampleur et devenu un mouvement d’opposition au sunnisme. Dans cet opposition des révoltes aussi bien que des réflexions théologiques diverses et multiples se sont épanouies. Par exemple, la philosophie soufi croyant à l’Unité de Corps (Unité Dieu Homme), à l’Unité des êtres, à la métamorphose, à l’immigration des âmes, aux fondement de l’ésotérisme: «Il y a au-delà la compréhension des mots un sens caché dans les ayat du Coran». Cette pensée s’est répandue et diversifié selon les croyances et les traditions locales sans pouvoir constituer un courant homogène.

Le prosélytisme agressif des sunnites contre les Perses et les Turcs, les font plier jusqu’au 10e siècle mais n’arrive pas à les convertir à l’islam sunnite. Par exemple, le préfet de Khorasan de 705 à 716, Kuteybe ben Muslim, après avoir conquis Boukhara interdit la pratique de tout autres religions que l’islam, fait démolir en ville tous les signes religieux et frappe d’amende lourde ceux qui ne se convertissent pas, donc ne vont pas aux mosquées et ne vivent pas selon le charia, une attitude totalement étranger à la culture des habitants de Boukhara habitués à la co-existence pacifique de tous les religions. Quand les familles turques quittent la ville pour fuir cette pression et construisent hors des murs leur quartier, il fait incendier toutes leurs maisons.

L’incapacité des Omeyyades de sortir de leurs structures de castes (famille Quraychite de la Mecque méprisant aussi bien les autres arabes que les non arabes), d’intégrer les musulmans non arabes dans l’état, de trouver une imposition équitable entre les diverses ethnies et classes sociales de l’empire et la résistance du mouvement anti-sunnite (essentiellement chiite et ismaélites) ont amenés leur chute en 750. Les Abbassides sont portés au pouvoir par une véritable révolution. Abou Muslim, un chef guerrier, réunit les mécontents autour de lui: des Arabes et Iraniens désireux d’un retour à un islam originel plus ouvert. Al- Abbas profite de cet élan révolutionnaire et fond sa dynastie. Mais, après l’épanouissement d’une civilisation arabo-persane très brillant et un essor économique considérable, les successeurs d’Haroun el Rachid (786-809) ne feront pas mieux. Les désordres financiers, les mouvements égalitaristes, les révoltes sociales, les querelles doctrinales entre sunnites et chiites, le fanatisme chiite, la place croissante des officiers turcs qui tendent à dominer le califat, l’hostilité populaire et les gouvernements provinciaux ériger en dynasties plus ou moins indépendantes affaiblissent les Abbassides vers la fin du IXe siècle.

L’interpénétration des Arabes et des Turcs s’est faite petit à petit entre 8e et 10e siècles. Les Arabes ont attaqués d’abord pour des pillages les riches routes de commerces vers les profondeurs de l’Asie et les grandes villes, comme Samarkand ou Boukhara, sont tombées. L’islamisation forcée des populations citadines fut plus facile que celles des nomades. Les tribus turques nomades ont résistés très longtemps. Même des massacres massifs n’ont pas affaibli leurs réticences à la conversion. Petite à petite, à partir du 10e siècle, ils se sont rapprochés des partisans d’Ali, persécutés comme eux, et ils se sont sentis solidaire. Petit à petit ils ont intégrés à leurs croyances certains éléments du chiisme qui leur convenaient. Finalement, ils ont acceptés la conversion à l’islam mais un islam à leur manière, loin du sunnisme mais aussi du chiisme, tout en gardant l’essentiel de leur chamanisme. «Nous nous trouvons devant une pensée religieuse parfaitement cohérente s’exprimant avec la terminologie islamique qu’elle utilisera comme une enveloppe» (trad. de «Que faire d’Alévité?» Erdogan Aydin).

Bien entendu des conversions au sunnisme se sont réalisées aussi. Par exemple, les sultans seldjoukides et ottomans seront convertis au sunnisme probablement plus par des calcules politiques que par conviction. Et ils deviendront à leurs tours des répresseurs acharnés des Alévis.

Ils renonceront aussi à parler le turc pour se montrer probablement plus «civilisés». La cour Seldjoukide adoptera le persan et la cour ottoman une langue dite ottomane, une mélange de persan, d’arabe et de turque.

Parallèlement à la pénétration des Arabes dans les territoires occuper par les Turcs on assiste de gré ou de force une présence accrue des Turcs dans les empires arabes. D’abord des Turcs emprisonnés ont étés vendus comme esclaves sur les marchés de Bagdad et des autres grandes villes. Puis, très vite des mercenaires turcs ont été engagés par les dirigeants. Leurs qualités militaires étaient déjà connues du vivant de Mohammed. On trouve, dès 674, la présence d’un contingent de 4000 archers auprès du gouverneur de Bassora. Dès 8e siècle les Turcs parviennent à occuper des places importantes dans l’appareil de l’état. Ils ne cesseront de prendre d’importance. Mais ils resterons très fidèle à leurs traditions et à leurs croyance: «… leur résistance à l’assimilation; leur attachement au pays où ils sont né (…) ne traduit pas ici une simple nostalgie: il comporte au contraire de redoutables conséquences. Car les Turcs font passer la cohésion du groupe, même installé au cœur de l’islam, avant l’appartenance à la communauté islamique.» (Von Grünebaum cité par J-P Roux dans l’Histoire des Turcs).

C- Les Turcs et l’alévité anatolienne (à partir de fin du 11e siècle)

Les Seldjoukides, des Turcs Oghouz, partent de Djand, ville au nord-est de la Mer d’Aral, à la conquête des territoires des Abbassides mourants. La victoire de Dandanaqan (1040) contre les Rhaznévides est un tournant de l’Histoire des Turcs: le premier grand empire turc musulman est né. Dans sa marche irrésistible, Toghrul Bey, leur chef (1038-1063), prend Rey puis Hamadhan (1046). La route de Moyen Orient lui est ouverte. Toghrul Bey estime que dans sa conquête du monde musulman sunnite pour remplacer les Abbassides sa conversion à l’islam sunnite lui est indispensable comme instrument politique. Dorénavant il deviendra le défenseur du sunnisme (cette conversion du Bey n’implique que lui-même et sa cour mais pas tous les tribus turques qui le suivent dans sa conquête). Il est sollicité par le calife dans sa lutte contre les Bwayhides chiites. Il entre à Bagdad en 1055. En 1058 il sera proclamé roi et sultan à coté du calife. Son successeur Alp Arslan (1063-1073) sera le grand vainqueur de la Bataille de Mantzikert (actuel Malazgirt, au nord-ouest du lac de Van) contre l’empereur byzantin Romain IV Diogène. Cette date de 19 août 1071 est considérée comme date d’entrée des Turcs en Anatolie. Les nomades turcs islamisés, les Turkmènes, à l’image des clans Cepni, Siraç ou Agaç- Eri (travailleurs de Bois,Tahtaci), entrerons à Anatolie, comme soldats ou plus pacifiquement comme immigrants, pour s’installer dans les villes ou pour rester dans les plaines avec leurs «yurt» (tente turc). Ils amèneront avec eux leur tradition turque et leur islam alévi. Bien entendu les tributs Oghouz avaient déjà pénétré en Anatolie (1056) mais à partir de cette victoire on assiste à une immigration massive et à une conversion à l’alévité des anatoliens chrétiens (Cité par N. Iorga dans «Geschichte des Osmanischen Reiches», un vénitien écrira en 1504 que quatre cinquième des anatoliens est «chiite». Bien entendu vu la date où l’influence de Chah Ismâîl et les derviches de Ardabil étaient grandissants, il faut comprendre par «chiite», «alévi» sous influence chiite.).

Les alentours du 12e siècle fourmillent de grands penseurs islamiques non conforme au sunnisme et à la charia. A Bagdad, Ebu’l Vefa Bagdadî (d’origine kurde, mort en1107, il sera le fondateur d’un confrérie, Vefaîsme), à Khorasan Aslan Baba, Yusuf Hamedanî et surtout son disciple Ahmet Yesevî (de Yesi, prés de la Mer Aral et décédé en1160) marqueront profondément la pensée alévite. Par exemple Ahmet Yesevî, un soufi, acceptait que les femmes soient sans turbans ni autre couvertures et qu’elles prient côte à côte avec les hommes. Il rencontrera une vive protestation des «oulémas» de sa ville. Plus tard plusieurs derviches issue de son école partiront à la conquête d’Anatolie: Baba Ishak, Baba Ilyas (fondateur du mouvement Babaî), Bektas Veli (fondateur de Bektachisme).

Des derviches turcs sillonneront de tribus en tribus Khorasan et l’Anatolie. Ils remplacerons les Kam-ozan (les chamans turcs): on les appellera «Ata» (ancêtre), «Baba» (père) ou «Dédé» (grand-père). Le fait d’être prés du peuple et d’être turcophone était un grand avantage pour eux par rapport aux «oulémas» (autorité religieuse, docteur en théologie) persans ou arabes.

Depuis l’arrivé massive des Turcs en Anatolie la politique des responsables Seldjoukides, devenu sunnite, à l’égard des autres Turcs Alévis a été ambiguë. Ces derniers étaient à la fois recherchés parce qu’ils étaient des bon soldats et tenus à l’écart du pouvoir parce qu’ils n’acceptaient pas le sunnisme donc ils étaient trop indépendant, pas assez soumis. Après la division de l’empire, chez les Seldjoukides Anatoliens, la sunnisation de l’état s’est davantage affirmé creusant ainsi l’écart avec la population alévi. Les nomades Turkmène et Kurde appauvris se sont révoltés (1239-1240). Cette révolte nommé Babaî menait par Baba Ishak et de son cheik Baba Ilyas fera tremblé les Seldjoukides de Konya. Finalement le sultan Giyasettin sortira vainqueur et les massacres qui suivront laisseront des traces durant des siècles chez les Alévis.

C’est dans ce contexte d’opposition au milieu du 13e siècle, à Anatolie que l’alévité trouvera son grand maître, Bektas Veli, pour prendre une forme, une structure et une organisation. Plus tard, au 14e et 15e siècles, des troubadours (Achik ou achoug selon Larousse ou bien Zakir) comme Nesimî, Yunus Emre, Pîr Sultan Abdal mettrons cette pensée en prose et on les chantera encore aujourd’hui dans les «cem» (djém).

Arrivé à l’Anatolie de Khorasan avec Baba Ishak, Bektas Veli ne prendra pas une part active à la rébellion (son frère y laissera la vie). Il sera le grand penseur à l’origine d’un nouvel élan alévi. Dans cette période d’effondrement qui suit la révolte Babaî il a su réunir autour de lui les Dede et les Baba survivants de la défaite, distribuer et organiser leurs zones d’activité et raviver la tradition Alévi. De cet organisation sortira 12 zones ou foyers portant chacun le nom de leurs chef. A la mort de Haji Bektach Veli en1271 son disciple Kadincik Ana (une femme) et par son intermédiaire, Abdal Musa et les autres derviches diffuseront et donneront de l’ampleur à son enseignement, au Bektachisme, en continuant la réorganisation et restructuration des alévis. Il est vrai que l’alévité est né de la résistance aux Arabes sunnite des Turcs en Asie Central et en Khorasan mais c’est à Anatolie dans le creuset des civilisations anatoliennes qu’il s’est réalisé et épanoui.

A la naissance de l’empire Ottoman les divers confréries alévis notamment Vefaîi ont joués un rôle important par leurs derviches soldats. C’est sous l’impulsion d’ Ede Bali, le leader religieux du véfaisme, le beau-père et le «Pîr» (Grand Maître Alévi) de Otman Bey (fondateur de l’empire Ottoman en 1299) que les alévis se sont réunis et portés de victoire en victoire les Ottomans. Les derviche-soldats des divers ordres alévis ont été utilisés par les Ottomans dans leur expansion territoriale aussi bien que religieuse. Leurs esprits peu orthodoxes ont facilité la conversion des chrétiens jusqu’à Albanie. En cette première phase d’expansion Ottoman à Anatolie et en suite enThrace et Macédonie (Kosovo 1389) le sunnisme était peu présent dans la cour et on y parlait le turc. Mais les Sultans ottomans n’ont pas tardés à s’apercevoir comme les Seldjoukides que le sunnisme était un meilleur instrument politico-religieux (société de classe, soumission inconditionnel, etc.) pour dominer et soumettre les autres. C’est sous Murat 1e (1359-1389) qu’on aperçoit les premiers signes de sunnisation et par conséquence l’arabisation. Par exemple, la récupération du mouvement Bektachi en l’attachant au Janissaires, le noyau de l’armée entre les mains du pouvoir, puissant et permanent, formait des enfants chrétiens enlevés, islamisés et puis instruits militairement, date de cette période. Les Janissaires sont devenus formellement des Bektachi mais un bektachisme qui a perdu toute sa substance. Ce qui n’a pas empêché le Bektachisme de survivre ailleurs.

A partir de milieu du14e siècle, face à la sunnisation des Ottomans, les tribus turcs, surtout les confédérations des Akkoyunlu (les «Mouton Blanc») et des Karakoyunlu (les «Mouton Noir»), se tourneront, dans un geste d’autodéfense, vers l’est, vers les influences chiites grandissantes. Ils seront très influencés par les derviches de l’école d’Ardabil et surtout par la figure charismatique de Chah Ismâîl 1er, le chef de la Confrérie Séfévide créée par Safi al Din (1253-1334) et fondateur du premier empire chiite safavide (de1501 à 1524). Ses poèmes écrits en turc sous le nom de Hatayî, sont utilisés encore aujourd’hui dans les cérémonies religieuses de «cem». C’est à cette époque qu’on intégrera dans l’alévité en grande partie la mythologie chiite duodécimaine (les 12 imams). Après tout, Ali et «Ahl ul Bayt» (les descendants de Muhammad) étaient tous des personnages respectés aussi par des sunnites. Mais l’Ali des alévis (Ali représente la divinité solaire, le Gök Tengri des anciens Turcs) est loin d’être l’Ali des chiites Séfévides, l’Ali historique. Comme le récit mythique des «Quarante» aussi est loin d’être à la gloire de Muhammad (Il se présente comme Prophète à la réunion des Quarante, les quarante premiers à avoir entendu la Révélation et être les premiers Hommes Parfaits. Mais ceux-ci refusent de lui ouvrir la porte. Il est obligé de se présenter en tant que le serviteur des pauvres. Là ils l’autorisent de participer à leurs réunion). Certains alévis adopteront même l’ordre cérémonial tel qu’il est décrit dans «Buyruk» mais nous sommes loin du chiisme séfévide (Aujourd’hui la constitution iranienne se réfère à imam Jafar-üs Sadik). En tout cas malgré cette «chiisation» les cérémonies, les prières et les «semah», les chants religieux, continueront d’être en turc.

Dans son élan de sunnisation de la population anatolienne alévi, en 1501, le Sultan Beyazit II nommera lui-même Balim Sultan à la tête de l’ordre le plus important des alévis, les Bektachis (il y restera jusqu’à sa mort en1516) pour les réorganiser et justement pour résister à la «chiisation» naissante tout en les maintenant prés du pouvoir. Son fils Sultan Selim, après sa victoire contre Chah Ismâîl (1514) et sa pris de possession du califat en 1517, renforcera encore plus les liens entre les Ottomans et le sunnisme. Il ordonnera même (par le fatwa du mufti Hamza) le massacre des Alévis de Corum, Amasya et Tokat. Dorénavant devenir sunnite, mourir ou vivre caché tels seront les alternatifs pour les alévis.

Il est évident qu’un alévi qui peut dire «Je suis Dieu» ne sera pas un bon «sujet» facile à manier et soumis à l’autorité du Sultan. Ceci expliquera en parti les révoltes suivies de massacres des Alévis sous les Seldjoukides et les Ottomans. L’esprit d’indépendance des Alévis sera «cassé» par tous les moyens, notamment par la fixation obligatoire des tributs nomades et soumission à des régimes fiscaux spéciaux. Cette répression aura entre autres comme conséquence un repli sur soi, l’occultation de l’identité alévi, la dissimulation et l’assimilation. De la peur de dire qu’on est Alévi on glissera facilement vers la facilité de négation de son identité: «Je suis musulman» dira-t-on simplement. La population alévi cédera et petit à petit l’islam étatique, le sunnisme et la charia gagneront du terrain. Mais, malgré les harcèlements, les humiliations, les déportations et finalement l’assimilation, une grande partie des Alévis ont continués à vivre leurs croyances en cachettes.

Autre conséquence, interne cette fois, sera la modification de relation Dédé- Candidat; au lieu d’être une initiation, une formation librement consenti et reçu, elle donnera lieu à une hiérarchisation des rapports (un peu à la mode sunnite) renforçant le pouvoir des dédés et ouvrira la voie au conservatisme.

L’instauration de la République laïc a permis aux Alévis de sortir un peu de leur mutisme et entrer timidement dans la vie politique. Cet ouverture s’est exprimé, surtout au début, par leur soutient à Atatürk et à son parti social-démocrate. Puis aux divers partis de gauches. Ils ne bénéficient toutefois d’aucune reconnaissance officielle, à la différence de l’islam sunnite. Par exemples, ils sont ignorés par la direction générale des «Affaires Religieuses»; ils sont utilisés par les mouvements et les partis de gauche mais reste sous présentés au parlement.

En outre, les bouleversements économiques et sociaux villageoise ont conduites à l’exode rurale. Aujourd’hui, en milieu urbain, les associations et les diverses confédérations des Alévis essaient de maintenir leurs traditions, non sans difficultés.